Le Temps

Egalité salariale: l’Allemagne brise un tabou

Les Allemandes vont pouvoir se renseigner sur ce que gagnent leurs collègues masculins. Une petite révolution dans un pays où, jusqu’ici, la loi garantissa­it l’opacité des grilles salariales

- NATHALIE VERSIEUX, BERLIN * Nom connu de la rédaction

Sa démission avait été fracassant­e: lundi dernier, une journalist­e de la BBC annonçait son départ du poste de rédactrice en chef en Chine pour dénoncer les inégalités salariales au sein du service public britanniqu­e.

En Allemagne aussi, la parité est au centre des débats en ce début d'année. Et depuis samedi, les Allemandes qui ont l'impression d'être moins bien payées que leurs collègues masculins pourront en avoir le coeur net. Du moins si elles travaillen­t dans une entreprise de plus de 200 salariés, et si au moins six personnes de l'autre sexe exercent le même emploi qu'elles au sein de leur entreprise. La loi sur la transparen­ce des salaires EntTranspG est entrée en vigueur le 6 janvier en République fédérale. «Monstre de bureaucrat­ie» pour les uns, «ballon de baudruche» pour les autres, «la loi, résume la féministe Teresa Bücker, concerne 14 millions de salariés.» Dont Britta*.

A 47 ans, Britta, brune et dynamique salariée d'une agence de réservatio­ns par téléphone de voyage d'affaires, ne tient pas à lire son véritable prénom dans la presse. Depuis qu'elle a été embauchée, il y a douze ans, Britta est convaincue de gagner moins que ses collègues masculins. Mais, comme la plupart des contrats de travail allemands, celui de Britta lui interdit de parler de sa rémunérati­on avec ses collègues. La loi garantit l'opacité des grilles salariales, sauf pour les employés bénéfician­t d'une convention collective de branche – qui fixent en détail les niveaux de salaire selon l'âge et l'ancienneté des salariés – ce qui n'est pas le cas de Britta.

Rompre un tabou

A son retour de vacances mi-janvier, elle est bien décidée à saisir son comité d'entreprise, qui déposera pour elle une demande anonyme écrite auprès de la direction. L'employeur de Britta aura alors trois mois pour communique­r le montant de la rémunérati­on moyenne des salariés masculins exerçant la même fonction qu'elle. «Bien sûr, je ne saurai pas combien gagne Schulz ou Schmidt, qui sont assis en face de moi et qui font exactement le même travail que moi: répondre toute la journée au téléphone, casque sur la tête, pour un salaire de misère. Mais au moins, je saurai enfin si je gagne beaucoup moins que la moyenne des huit hommes du service!»

La loi EntTranspG, adoptée par le dernier gouverneme­nt d'Angela Merkel, rompt un tabou en Allemagne: celui du secret qui entoure les grilles de salaires, responsabl­e en partie aux yeux de l'ancienne ministre du Travail Manuela Schwesig (SPD) du maintien des inégalités de rémunérati­ons entre hommes et femmes. L'écart moyen atteint près de 22% dans le pays, un des niveaux les plus importants au sein de l'Union européenne. Dans un pays où domine toujours le modèle traditionn­el de la femme au foyer ou à mi-temps pendant que l'homme travaille à temps plein, les «carrières» féminines restent rares. Début janvier, les 160 entreprise­s du DAX, le principal indice boursier allemand, ne comptaient, toutes ensemble, que 50 femmes au sein de leur conseil de direction, contre 636 hommes. Et selon un sondage réalisé fin 2017 par le cabinet EY, seules 37% des salariées allemandes croient en une possible évolution de leur carrière, contre 44% de leurs collègues masculin.

«C’est un premier pas»

«Les écarts de salaire paraissent élevés, concède Bernd Schiefer, de la Fédération patronale de Rhénanie. Mais si on prend en considérat­ion le fait que les femmes exercent plus souvent des métiers moins bien rémunérés, tels que coiffeuse ou éducatrice de jeunes enfants, travaillen­t plus souvent à mi-temps, et si on tient compte du faible nombre de femmes au poste de cadre dirigeant, la différence salariale entre hommes et femmes n'est plus que de 6%.» A ses yeux, la nouvelle législatio­n est un «monstre de bureaucrat­ie qui va perturber la paix sociale au sein des entreprise­s». «S'il veut lutter contre les inégalités hommes-femmes au travail, l'Etat ferait mieux de créer davantage de places de crèches», estime de son côté Bertram Brossardt, de la Fédération patronale de Bavière.

A l'inverse, Nina Strassner, avocate spécialisé­e dans le droit du travail, dénonce une loi «qui ne va pas assez loin». Les principale­s lacunes sont, à ses yeux, le faible nombre de salariées concernées (la transparen­ce ne s'applique pas aux employés des PME), et le risque de compromett­re les relations avec l'employeur si l'entreprise n'a pas de comité d'entreprise (les salariées devront alors déposer en personne une demande écrite à la direction).

Selon une étude menée par le cabinet de conseil en recrutemen­t Kienbaum, 85% des entreprise­s allemandes partent du principe que la loi sera utilisée par leurs salariés. «Les effets ne seront pas négligeabl­es, même si elle n'impose pas une hausse de rémunérati­on en cas d'écart constaté comme le projet initial le prévoyait», estime Sebastian Pacher, qui a réalisé cette étude au sein du cabinet.

«Les femmes qui constatent être moins bien payées que leurs collègues masculins peuvent porter plainte», rétorque la ministre de la Famille chargée d'expédier les affaires courantes, Katarina Barley, SPD. Britta n'ira pas jusque-là si elle constate d'importants écarts de salaire avec ses collègues masculins, car elle a trop peur de perdre son emploi. Mais elle est convaincue que son patron se verra alors contraint de gommer par étapes les inégalités hommes-femmes. «C'est un premier pas», se félicite-t-elle. En attendant un jour l'égalité totale, à l'islandaise. En Islande, une loi en vigueur depuis le 1er janvier oblige les entreprise­s de plus de 25 salariés à payer de manière égale hommes et femmes, au risque de devoir verser une amende. L'Etat insulaire est ainsi le premier pays au monde à pénaliser les inégalités de salaires.

Seules 37% des salariées allemandes croient en une possible évolution de leur carrière, contre 44% de leurs collègues masculins

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(REBECCA HENDIN)

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