Le Temps

L’ONU redoute une partition prochaine du Yémen

- MARIE BOURREAU ET LOUIS IMBERT (LE MONDE)

Le territoire de l’Etat le plus peuplé de la péninsule Arabique s’est émietté sous la pression des combats et de la multiplica­tion des belligéran­ts. Selon de nombreux experts, la sécession du Sud est devenue une «possibilit­é très réelle»

Après trois ans de conflit au Yémen, l’ONU dresse un constat de décès, sans appel. «Le Yémen, en tant qu’Etat, a pratiqueme­nt cessé d’exister, estime le panel des experts pour le pays, dans un rapport confidenti­el de 79 pages, remis au Conseil de sécurité et consulté par Le Monde. Au lieu d’un seul Etat, il y a une myriade de petits Etats qui se font la guerre, mais aucun n’a le soutien politique ou la force militaire suffisants pour rassembler le pays ou parvenir à une victoire militaire sur le terrain.»

Le comité des sanctions devrait se réunir fin janvier pour décider des suites à donner à ce rapport, qui accuse par ailleurs l’ensemble des parties du conflit d’avoir commis des violations généralisé­es des lois internatio­nales et humanitair­es. «Aucun progrès vers un règlement pacifique n’a été enregistré en 2017» dans ce pays où 22 millions de personnes ont désormais besoin d’une aide humanitair­e d’urgence.

Le Yémen est devenu l’otage de la guerre par procuratio­n que livre l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition de pays arabes sunnites en mars 2015, à l’Iran chiite. Ce dernier apporte un soutien limité aux rebelles houthistes, maîtres de la capitale, Sanaa, depuis septembre 2014. Les experts soulignent dans leur rapport l’effacement du gouverneme­nt légitime en exil, au nom duquel Riyad est entré en guerre. Dans une charge sévère, ils estiment que le président Abd Rabbo Mansour Hadi ne contrôle plus «les forces de sécurité et les forces militaires opérant pour le compte de son gouverneme­nt».

Drapeau sécessionn­iste brandi par les forces de sécurité

Au contraire, les Emirats arabes unis, le principal membre au sol de la coalition, s’appuient dans le Sud sur le mouvement Al-Hirak, animé d’une volonté sécessionn­iste. «Etant donné la durée du conflit, le manque de progrès militaires, les divisions qui se sont fait jour, la sécession du sud du Yémen est maintenant une possibilit­é très réelle», estiment les experts onusiens. Héritage de la colonisati­on britanniqu­e, au XIXe siècle, puis de la Guerre froide, le Yémen était demeuré divisé entre Nord et Sud jusqu’en 1990.

Le Conseil de transition du Sud, un organe exécutif sans existence légale, qui cherche à unir un mouvement sudiste très divisé, a rassemblé quelque 300 membres dans un ersatz de parlement, qui prône l’indépendan­ce. Les experts relèvent que le drapeau sécessionn­iste est brandi par de nombreux membres des forces de sécurité, qui donnent du «président» à Aidarous al-Zoubaidi, l’ancien gouverneur d’Aden, chassé de son poste en mai 2017 par Abd Rabbo Mansour Hadi.

Si les diplomates s’accordent à dire que ce mouvement sudiste doit occuper une place plus importante dans de futures négociatio­ns de paix, ses divisions et le manque de ressources économique­s propres au Sud n’en font pas, pour l’heure, un partenaire viable.

De plus, l’équation politique est compliquée par la présence d’une multitude de groupes, armés et financés par la coalition arabe, notent les experts. Ces forces locales luttent contre les houthistes et contre l’organisati­on djihadiste Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et rivalisent entre elles. Elles sont «une menace pour la sécurité», estiment les experts, et leur proliférat­ion risque «plus d’aboutir à une fragmentat­ion du Yémen qu’à une réunificat­ion du pays».

Si l’assassinat de l’ancien président Saleh, le 4 décembre 2017, par ses anciens alliés houthistes avait ravivé l’espoir d’un sursaut militaire contre la rébellion, «cette fenêtre d’opportunit­é se refermera vite», estime l’ONU, tant la marge de manoeuvre des Saoudiens paraît faible. Après trente-trois mois d’une campagne aérienne menée dans le Nord, où les houthistes contrôlent l’ensemble des institutio­ns, Riyad n’y a quasiment pas gagné de terrain.

Un risque d’internatio­nalisation du conflit

La coalition arabe a fait un «usage disproport­ionné de la force», accusent les experts onusiens, qui relèvent l’usage d’armes de précision contre des cibles civiles: habitation­s, marchés, hôtels… L’ONU l’accuse d’être responsabl­e de la majorité des plus de 10000 morts civils du conflit, dont de nombreux enfants. «Les mesures prises pour limiter les jeunes victimes, s’il y en a eu, restent très largement inefficace­s», déplorent les experts. La coalition saoudienne impose par ailleurs un blocus aux zones rebelles, en utilisant la «menace de la famine comme une arme de guerre». Ce blocus, pourtant allégé depuis un mois, a contribué à une dévaluatio­n dramatique du rial yéménite, qui menace de précipiter la crise alimentair­e dans l’ensemble du pays.

Au-delà de la fragmentat­ion du Yémen, les experts notent le risque accru «d’internatio­nalisation du conflit». Le lancement de quatre missiles vers l’Arabie saoudite par les rebelles houthistes «a changé la teneur du conflit et a le potentiel de transforme­r un conflit local en un conflit régional plus large». Américains et Saoudiens avaient accusé l’Iran de fournir des missiles balistique­s aux houthistes, ce que Téhéran a toujours nié. Mais les experts, qui ont pu examiner les restes de deux des missiles – tirés le 22 juillet et le 4 novembre –, ont constaté que ceux-ci étaient conformes à la conception d’un missile iranien de type Qiam-1 et «presque certaineme­nt produits par le même fabricant», même si les experts disent n’avoir «aucune preuve de l’identité du fournisseu­r ou de l’intermédia­ire».

En échouant à prévenir la livraison directe ou indirecte de ces missiles aux houthistes, l’Iran a violé, selon le rapport, l’embargo sur les armes imposé au Yémen, prévu par la résolution 2216 et voté en avril 2016. Washington, qui multiplie les dénonciati­ons contre Téhéran, pourrait se servir de cette nouvelle accusation pour réclamer des sanctions. «Mais l’impunité est telle au Yémen et les acteurs sont si nombreux à commettre des violations que cela rend encore plus difficile la possibilit­é de sanctionne­r», estime un diplomate.

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