Le Temps

Pascal Boniface et la destructio­n intellectu­elle massive

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Pascal Boniface est un intellectu­el blessé. Spécialist­e reconnu de géopolitiq­ue, fin connaisseu­r des arcanes du sport et de la diplomatie mais aussi biographe du chanteur Léo Ferré, le fondateur-directeur de l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS) a choisi de répondre point par point à ceux qui l’accusent de faire le lit de l’antisémiti­sme. Dans son livre intitulé Antisémite (Ed. Max Milo), l’intéressé dresse donc son propre plaidoyer. «Je suis accusé de ce que je considère comme détestable au plus haut point», prévient-il dès les premières lignes. Avant d’ouvrir le débat: «Comment en est-on arrivé là? Comment un universita­ire français peut-il être accusé, en dehors de toute réalité, d’un des plus graves crimes intellectu­els?»

Je n’ai pas pu m’empêcher, en lisant cet essai très fourni conçu largement comme une réponse aux journalist­es et aux médias en général, d’y voir un appel au secours. A l’évidence, Pascal Boniface a perdu pied dans le paysage médiatique et universita­ire français d’aujourd’hui dont le sociologue Michel Wieviorka, auteur d’une magistrale préface, dénonce sans ambages une certaine perte de repères et d’équilibre. «Oui, le débat dérape constammen­t en France dès qu’il est question de l’islam, des musulmans et des juifs», explique l’éminent sociologue dont les grands-parents furent déportés à Auschwitz et y trouvèrent la mort. «Oui, poursuit-il, une violence verbale, particuliè­rement menaçante, peut s’exercer en France sur quiconque s’autorise à critiquer la politique de l’Etat hébreu. Oui, des acteurs engagés, intellectu­els, militants, responsabl­es institutio­nnels juifs, préfèrent la disqualifi­cation de l’adversaire politique au débat argumenté.»

Etre correspond­ant en France oblige à regarder avec distance l’Hexagone. Les batailles médiatique­s dont se régale le petit cénacle parisien de polémistes et de commentate­urs paraissent bien souvent dérisoires, sans rapport avec les enjeux réels du pays. Rien de nouveau. Mais à bien y réfléchir, une chose a changé ces dernières années dans ce pays qui a toujours eu pour religion la dérision, la caricature et le pamphlet: l’intoléranc­e intellectu­elle s’est installée comme un poison. Le débat est devenu affronteme­nt. La multiplica­tion des émissions «pour-contre» à la radio ou sur les chaînes TV d’informatio­n continue a obligé les invités à surjouer leurs divergence­s sur les plateaux. La «stratégie de la colère» d’un Jean-Marie Le Pen, d’un Nicolas Sarkozy ou d’un Jean-Luc Mélenchon a façonné une partie du débat public. L’accusation, en France, est devenue une norme, pour pousser l’adversaire dans les cordes en espérant qu’il ne se relèvera plus.

Ce constat d’un climat intellectu­el et médiatique détérioré a été souligné au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Mais Pascal Boniface a l’immense mérite d’y apporter une nouvelle pierre: celle de l’indignatio­n personnell­e argumentée et étayée. On le suit, dans son livre, pas à pas dans le conflit qui l’oppose à ses accusateur­s souvent masqués, après la publicatio­n de son livre Est-il permis de critiquer Israël?, qui mit le feu aux poudres: «La colère semblait empêcher toute réflexion, raconte-t-il dans Antisémite. Par e-mail ou par lettre, les messages arrivaient par centaines […]». Conséquenc­e: «De vrais antisémite­s m’entouraien­t de leur sollicitud­e. Je leur faisais immédiatem­ent comprendre que je ne partageais pas leurs vues et que je refusais tout amalgame.»

Cette mécanique du discrédit est fascinante. L’on voit bien comment, aujourd’hui, elle s’est refermée en France sur le débat autour du harcèlemen­t sexuel et des prises de position sur le sujet de certaines femmes célèbres. Le constat est amer: il perdure aujourd’hui, au pays de Voltaire et de Rousseau, du capitaine Dreyfus et du marquis de Sade, cette volonté d’éliminer l’autre intellectu­ellement, de lui supprimer son droit de parole alors que celui-ci est théoriquem­ent encadré par les lois démocratiq­ues en place. L’anathème l’emporte. Certaines tribunes médiatique­s ne sont plus faites pour exprimer un point de vue, mais pour clouer au pilori.

La France des Lumières qu’aime à citer Emmanuel Macron a tout à perdre dans cet éloge des antagonism­es, et dans le précipice infernal du soupçon. Et les intellectu­els, même blessés à juste titre par des accusation­s injustes et infondées comme Pascal Boniface, n’ont rien à gagner à vouloir régler leurs comptes avec ce monde médiatique déréglé. Antisémite doit être lu non comme un droit de réponse, mais comme une propositio­n d’armistice face à cette arme de destructio­n intellectu­elle massive. Puisse-t-il être entendu.

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