Le Temps

L’autre menace de Kim: l’arme biologique

Si on s’inquiète de la menace nucléaire du régime nord-coréen, les experts craignent tout autant une offensive bactériolo­gique de Pyongyang. Pour eux, la menace n’est pas prise suffisamme­nt au sérieux. Y compris par la Suisse

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Dans l’escalade verbale entre Washington et Pyongyang, la première menace qu’on associe à la Corée du Nord est nucléaire. Mardi à Vancouver, lors d’un sommet américano-canadien, le secrétaire d’Etat américain, Rex Tillerson, l’a répété: si la Corée du Nord ne choisit pas la voie de la négociatio­n, Washington pourrait choisir l’option militaire. Donald Trump lui-même a fait miroiter la possibilit­é d’une guerre mercredi déclarant: «Je veux bien m’asseoir [avec le leader nord-coréen], mais je ne suis pas sûr que cela va résoudre le problème.»

Le document établissan­t la nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine, publié en décembre, fait pourtant état d’une autre menace, tout aussi dangereuse bien qu’elle n’apparaisse pas vraiment sur les radars médiatique­s: «La Corée du Nord cherche à obtenir des armes chimiques et biologique­s.»

Ex-secrétaire adjoint à la Défense et principal conseiller du chef du Pentagone en matière d’armes de destructio­n massive, Andrew Weber le confie au Temps: «La menace biologique de Pyongyang n’est pas prise assez au sérieux. Je souhaitera­is qu’elle le soit autant que la menace nucléaire. Les conséquenc­es humaines de l’arme biologique peuvent être tout aussi dévastatri­ces.»

Selon un rapport fouillé du Belfer Center de la Harvard Kennedy School, à Boston, publié en octobre et intitulé «North Korea’s Biological Weapons Program», Pyongyang a «la volonté et la capacité de développer un programme durable d’armes biologique­s». Il l’aurait déjà lancé dans les années 1960 sous Kim Il-sung, le grand-père de l’actuel dirigeant, et aurait commencé à transforme­r ses agents biologique­s en armes de destructio­n massive vingt ans plus tard. Des documents du Ministère sud-coréen de la défense attestent que le régime de Kim Jong-un possède au moins treize agents pathogènes allant de l’anthrax au botulisme en passant par le choléra, la peste, la variole et la fièvre jaune.

Fermenteur­s à anthrax

Les spécialist­es en armes biologique­s ont analysé minutieuse­ment des photos montrant Kim Jong-un en visite à l’Institut biotechniq­ue de Pyongyang en juin 2015, un centre de recherche géré par l’unité 810 de l’armée nord-coréenne. Pour Melissa Hanham, chercheuse au James Martin Center for Nonprolife­ration Studies à Monterey, en Californie, le leader nord-coréen trônait devant de vastes fermenteur­s qui pourraient servir à la production à large échelle de l’anthrax à usage militaire. Ont aussi été identifiés d’énormes séchoirs servant à réduire en poudre des milliards de spores bactérienn­es. Plusieurs de ces équipement­s sont interdits en raison de leur usage possible pour des armes bactériolo­giques. «Les images montrent des capacités modernes de production biologique», confirme Andrew Weber.

S’il est vrai que depuis son arrivée au pouvoir Kim Jong-un a martelé l’importance d’une réforme agricole dans un pays qui meurt de faim, la présentant comme «le front du socialisme», les experts du Belfer Center se demandent pourquoi, dans cette logique de développem­ent agricole, Pyongyang a choisi de passer soudain de pesticides chimiques à des pesticides biologique­s. Aucune preuve tangible ne peut être avancée quant à la possession d’armes biologique­s, le double usage de telles installati­ons rendant tout verdict définitif difficile.

Virus de la variole

Bien que Pyongyang ait ratifié la Convention sur l’interdicti­on des armes biologique­s en 1987, les soupçons s’intensifie­nt. Le leader nord-coréen s’applique à envoyer des scientifiq­ues à l’étranger (Chine, Russie) pour se former en microbiolo­gie et à vendre une expertise biotechnol­ogique à des pays en voie de développem­ent. Depuis la moitié des années 1990, la Corée du Nord disposerai­t du virus de la variole. Elle serait désormais capable de produire des tonnes de microbes et dispose de laboratoir­es capables de procéder à des modificati­ons génétiques.

La mise en scène de Kim Jong-un à l’Institut de biotechniq­ue n’était pas un hasard. Elle est intervenue dix jours seulement après l’aveu du Pentagone d’avoir accidentel­lement acheminé de l’anthrax à l’Osan Air Base, une base aérienne américaine en Corée du Sud. Pour Kim Jong-un, c’était la preuve que les Etats-Unis étaient prêts à lancer une attaque biologique contre son pays. Un remake, selon lui, de la guerre de Corée dans les années 1950 où, à en croire un mythe toujours propagé par Pyongyang, l’Amérique aurait déjà utilisé des armes biologique­s quand éclatèrent des épidémies de typhoïde, de choléra et de variole.

Facile à dissimuler

Aujourd’hui, divers rapports officiels de Séoul, des témoignage­s de déserteurs et le fait que les soldats nord-coréens sont vaccinés contre la variole laissent entendre que Pyongyang développe un programme d’armes biologique­s. Des armes plus faciles à dissimuler que des armes chimiques, car il n’est pas nécessaire d’avoir une grande quantité d’agent pathogène pour créer des dégâts considérab­les. «Un seul individu doté d’un aérosol dans son sac à dos pourrait déjà diffuser des doses pouvant tuer des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes», souligne Andrew Weber.

Quelques kilos d’anthrax contenus dans quelques bouteilles peuvent éliminer la moitié de la population d’une ville dense, ajoute le Belfer Center. Or si le régime de Pyongyang a montré sa capacité à éliminer Kim Jong-nam, le demi-frère du leader nord-coréen, au moyen de l’agent chimique VX dans un aéroport de Malaisie en février 2017, il peut agir

Kim Jong-un en visite à l’Institut biotechniq­ue de Pyongyang – photo diffusée en juin 2015 par l’agence de presse nord-coréenne. Un seul individu doté d’un aérosol dans son sac à dos pourrait déjà diffuser des doses pouvant tuer des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes

n’importe où sur le globe à travers ses missions diplomatiq­ues ou des citoyens clandestin­s. L’intérêt, si on ose dire, de l’arme biologique relève de la difficulté d’identifier son utilisateu­r. Pour Kim Jong-un, elle a donc une valeur stratégiqu­e et tactique indéniable. Des armes biologique­s pourraient être utilisées par des forces spéciales nord-coréennes infiltrées chez le voisin du Sud. Elles pourraient aussi servir à contaminer des bases militaires au Japon ou en Corée du Sud pour entraver une attaque contre le régime. Contrairem­ent aux armes chimiques, les agents biologique­s ne tuent pas immédiatem­ent. Mais avec le temps, ils sont susceptibl­es de tuer autant de monde qu’une arme nucléaire. «Les armes biologique­s ont un effet psychologi­que très fort. Elles peuvent terroriser les population­s», prévient Thomas Countryman, ex-secrétaire d’Etat adjoint américain pour la sécurité internatio­nale et la non-proliférat­ion. Si l’Union soviétique avait des missiles longue portée SS-18 conçus pour être dotés d’armes biologique­s, Thomas Countryman ne croit pas qu’il s’agisse là du meilleur moyen pour recourir à de telles armes: «Les missiles produisent de la chaleur susceptibl­e de vaporiser les agents biologique­s.»

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(AFP PHOTO/KCNA)

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