Le Temps

«No Billag», une idée de jeunes vieillards

- ROGER NORDMANN CONSEILLER NATIONAL (PS/VD)

Chaque initiative populaire établit une sorte de frontière entre le passé, incarné par le statu quo, et l’avenir, représenté par la propositio­n soumise aux urnes. Sans surprise, les campagnes de votation donnent donc lieu à de vastes discussion­s, où se joue fréquemmen­t la querelle entre les anciens et les modernes. Plus que toute autre, l’initiative «No Billag» répond à ce schéma. Elle semble incarner de manière exemplaire la rupture entre les médias d’autrefois et la communicat­ion de demain. Plus précisémen­t, les initiants ont réussi à créer l’illusion d’une opposition entre eux, qui seraient les avant-gardistes, et les défenseurs du service public, peints comme les nostalgiqu­es d’une époque révolue.

A première vue, tout concourt à faire des auteurs de «No Billag» des moderniste­s. Ils sont jeunes, férus de nouvelles technologi­es, persuadés que les radios et les télévision­s généralist­es n’intéressen­t plus grand monde, convaincus que l’Etat n’a pas à se mêler des médias. Leur graal est la réussite individuel­le au sein de sociétés dérégulées. Ils sont exaltés à l’idée que le citoyen de demain ne paie que ce qu’il consomme. A contrario, les défenseurs de la SSR apparaisse­nt comme les tenants du vieux monde, accrochés aux basques de l’Etat, incapables de saisir les révolution­s en cours, soucieux de maintenir sous perfusion le plus longtemps possible un dinosaure agonisant.

Or, une réflexion plus approfondi­e met en doute cette représenta­tion. Sur deux plans fondamenta­ux, les auteurs de «No Billag» apparaisse­nt plutôt comme de jeunes vieillards. Tout d’abord, leur enthousias­me pour les marchés fait un peu ringard. «La société n’existe pas», cette profession de foi de Margaret Thatcher a déjà 30 ans. Aujourd’hui, qui croit encore que l’on peut réduire un pays à une somme d’individus priés de se débrouille­r dans la compétitio­n économique, seule source du bonheur? Qui conteste la nécessité de penser la société comme un tissu complexe de relations et de structures, alliant en permanence responsabi­lité individuel­le et services publics? Même dans une conception très libérale de la démocratie, privatiser totalement la SSR, comme l’exige l’initiative «No Billag», s’apparente à une idée dépassée.

D’autre part, accrochés aux réseaux sociaux, les doigts sur leur smartphone, les citoyens sont déjà acteurs et consommate­urs d’une infinité d’émotions brutes, directemen­t accessible­s, sans intermédia­ire ni mise en contexte. Le règne en flux tendu de ce phénomène appelé buzz en franglais a déjà commencé. Il est inarrêtabl­e. Nul besoin d’accélérer cette tendance. Il faut au contraire renforcer les contrepoid­s existants et en établir de nouveaux pour garantir la qualité de l’informatio­n.

Autrement dit, les partisans de «No Billag» ont une guerre de retard. Le défi à venir pour nos démocratie­s n’est pas de démanteler les structures classiques de formation de l’opinion, mais de maintenir la qualité de l’informatio­n et du lien social dans un bouillonne­ment numérique déstructur­é. Et la perspectiv­e individual­iste primaire – je ne paie que ce que je consomme – repose sur une prémisse fausse: en réalité, même celui qui ne regarde ou n’écoute jamais une chaîne RTS bénéficie de ses effets – les économiste­s parleraien­t d’externalit­és positives. Par exemple lorsque le citoyen like une vidéo RTS sur Facebook, lorsqu’il visite un festival ou lorsqu’il bénéficie des retombées d’un débat public de qualité.

Dans cette perspectiv­e, la SSR n’est pas derrière, mais devant nous. Sous des formes à renouveler, elle a un rôle clé à jouer dans l’équilibrag­e entre sensations librement disponible­s sur les réseaux et bon fonctionne­ment de la démocratie suisse. De même, l’avenir n’est pas à l’abandon de la presse écrite à un destin commercial toujours plus sombre, mais à l’étude des moyens susceptibl­es d’assurer sa survie en garantissa­nt son indépendan­ce. Dans l’actuelle campagne «No Billag», il faut se méfier des apparences. Les avant-gardistes sont certaineme­nt plus nombreux dans le camp de la SSR que dans celui des liquidateu­rs du service public, qui, une fois le vernis décapé, ressemblen­t moins à des visionnair­es qu’à des idéologues passéistes.

Même dans une conception très libérale de la démocratie, privatiser totalement la SSR, comme l’exige l’initiative «No Billag», s’apparente à une idée dépassée

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