Corps photoshopés: entre santé publique et concurrence déloyale
Depuis le 1er octobre 2017, les publicités dans les journaux et magazines français doivent porter la mention «photo retouchée» si la silhouette du mannequin sur l’image a été amincie ou épaissie par un logiciel du type Photoshop; le visage n’est pas concerné. L’obligation résulte d’une révision de 2016 de la loi française sur la santé. Elle a pour but d’éviter que se propage, en particulier chez les jeunes, un standard de beauté faussement idéalisé et basé sur des images irréalistes et artificielles. L’idée n’est pas nouvelle: elle avait été proposée en France en 2009. Une poignée d’autres pays ont mis en place des mesures similaires, mais rien de tel en Suisse.
La mesure française ne fait pas l’unanimité, loin de là. Elle a été vilipendée comme une nouvelle émanation d’un Etat paternaliste qui prend ses citoyens pour des imbéciles ignorants des réalités du monde digitalisé. Un Etat qui veut faire le bien des gens malgré eux. Qui les pousse à faire du sport, à manger sainement, à ne pas fumer. Qui veut les contraindre à voir la réalité en face, avec toutes ses imperfections, rides, boutons et bourrelets. Un symbole de cet hygiénisme bien-pensant où le libre arbitre, la responsabilité individuelle et l’esprit critique sont relégués à l’arrière-plan.
Les voix qui ont salué la mesure ont cependant rappelé que les troubles du comportement alimentaire, notamment l’anorexie et la boulimie, sont plus répandus qu’on ne le pense, surtout chez les jeunes filles (30% d’entre elles si l’on adopte une définition large ou 5% pour une définition étroite). Que ces maladies peuvent avoir des conséquences de santé graves et à long terme. Les femmes ne sont d’ailleurs pas les seules concernées: pour ressembler aux modèles masculins minces mais extraordinairement musclés, des jeunes hommes se tournent aussi vers des produits dangereux comme les anabolisants. Ces difficultés à assumer son corps sont accentuées par la confrontation constante avec des images de mannequins dont la beauté est à la fois terriblement séductrice, mais douloureusement hors de portée.
Si le débat concernant le rôle de l’Etat et des médias en matière de santé publique mérite d’être lancé, l’enjeu juridique en lien avec le droit de la concurrence déloyale ne devrait pas être esquivé. Dans une société où – regrettablement – de nombreux médias suscitent la méfiance du public en raison de leur tendance à l’exagération, leur manque de circonspection dans la vérification des faits ou leur agenda politique plus ou moins dissimulé, l’influence des photos manipulées doit être prise au sérieux. On est choqué lorsqu’un gouvernement manipule des photos ou leur interprétation; on est gêné lorsqu’un journal d’information retouche des photos; on est déçu lorsqu’une Eglise en fait de même (comme celle du patriarche orthodoxe Kirill sans sa montre Breguet); on est surpris lorsque des concours de photographie échouent à débusquer les retouches Photoshop sur des photos primées. Pourquoi alors trouver normal que chaque photo de mannequin, d’acteur, de blogueur, de people soit améliorée, que ce soit par leurs auteurs, par des employés attitrés ou par les médias éditeurs?
Sous l’angle de la concurrence déloyale, vendre ses produits ou ses services au moyen d’images truquées ne devrait pas être acceptable. Ce comportement a le potentiel de nuire aux consommateurs en entravant leur prise de décision éclairée. Il nuit également aux concurrents qui doivent choisir entre se calquer sur les pratiques déloyales ou perdre des ventes. Une publicité pour un téléphone qui prétend avoir une autonomie de sa batterie plus élevée qu’elle ne l’est réellement est jugée déloyale. Tout aussi déloyale l’est celle où la photo de l’appareil est retouchée pour le faire apparaître plus fin qu’il ne l’est. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour la publicité d’un fond de teint ou d’un antirides où le grain de peau de l’actrice photographiée a été entièrement photoshopé? Le concurrent qui veut vendre de manière loyale ses propres crèmes donne l’impression que celles-ci sont, en comparaison, peu performantes.
Reste que l’ordre français d’adjoindre la mention
Ce qui importe avant tout, c’est que la personne ciblée par la publicité puisse se renseigner sur la réalité des images
«photo retouchée» ne servira sans doute à rien. Comme pour la cigarette, on verra simplement apparaître systématiquement cette mention et le public n’y prêtera plus guère attention. Une mesure alternative plus efficace serait de contraindre l’éditeur à fournir, sur simple demande, la photo non retouchée. Ce qui importe avant tout, c’est que la personne ciblée par la publicité puisse se renseigner sur la réalité des images. Savoir qu’une photo est faussée n’aide pas beaucoup: comprendre quelle est la photo réelle est bien plus édifiant.
En Suisse, une telle proposition pourrait trouver sa place dans la loi fédérale sur la concurrence déloyale (LCD). Cette loi contient déjà plusieurs mesures conçues pour aider le consommateur à choisir la meilleure offre, tout en amenant les fournisseurs à décrire honnêtement leurs produits et services. Parmi ses règles phares, on citera notamment l’interdiction de vanter par «des indications inexactes ou fallacieuses […] ses marchandises». De manière intéressante, son article 12 prévoit déjà que «[l]e juge peut exiger que l’annonceur apporte des preuves concernant l’exactitude matérielle des données de fait contenues dans la publicité si, compte tenu des intérêts légitimes de l’annonceur et de toute autre partie à la procédure, une telle exigence paraît appropriée en l’espèce». Il serait logique d’insérer à la suite de cette disposition une règle supplémentaire exigeant que chaque image promotionnelle retouchée soit mise à disposition en vue de sa comparaison avec l’«original». De tout temps, les images ont pu mentir, mais ce n’est pas une raison pour s’en accommoder définitivement.
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