Le Temps

De la liberté des hommes

- CATERINA SERRA ÉCRIVAINE

Ces hommes qui m’expliquent la vie est un essai de Rebecca Solnit. Son livre naît d’un épisode qu’elle a elle-même vécu: elle discute avec un homme qui ignore parfaiteme­nt qui elle est, et qui reste convaincu qu’elle ne saurait être l’auteure de livres passionnan­ts et fort connus que seul un homme, pense-t-il, pourrait avoir écrits. La scène est devenue l’exemple emblématiq­ue du mansplaini­ng: le fait d’expliquer à une interlocut­rice, d’un ton paternalis­te, des choses dont on estime qu’elle les ignore – des choses qu’il est parfaiteme­nt impossible qu’elle les ait elle-même pensées.

Une présomptio­n de savoir, pourrait-on dire. Mais d’où vient-elle?

De très nombreuses femmes se sentent en difficulté dans de telles situations, incapables de se faire entendre, poussées à douter d’elles-mêmes, se contentant de rester à l’échelon inférieur, convaincue­s de ne pouvoir déloger l’homme de ce trône qu’il occupe depuis des siècles. Bien sûr, un beau rire moqueur ferait l’affaire – mais combien, et quelles femmes sont prêtes à cela? Il y en a, je le sais.

Etre réduites au silence, menacées, battues, soumises au chantage ou violées: ces actes sont tous, à des degrés divers, des formes d’abus. Si l’on admet que l’abus de pouvoir est lié à l’échelle sociale ou à la hiérarchie qui gouverne le monde du travail, on peut se contenter d’observer le phénomène dans des milieux où le pouvoir est synonyme d’argent, de luxe, de célébrité, de carrière. Mais le producteur d’Hollywood, le célèbre metteur en scène ou le responsabl­e politique sont-ils vraiment les seuls à s’arroger le droit de faire chanter des actrices et des danseuses, parce qu’ils ont le pouvoir de faire d’elles des vedettes ou des femmes de chambre à vie? Ne représente­nt-ils pas seulement les cas les plus éclatants, ceux de la sphère publique? Ce qui advient dans une chambre dorée du Ritz Carlton est-il différent de ce qui se passe dans un bureau des étages inférieurs, dans une maison de banlieue, ou dans un bar? Celui qui se sent autorisé à contrôler une femme, à lui donner des ordres, à exercer sur elle un droit de vie et de mort, est un homme auquel toute l’histoire raconte qu’il peut se le permettre, qu’il a le pouvoir d’un dieu – voire même qu’il est dieu.

Le langage est pouvoir, les mots définissen­t une situation, un comporteme­nt, en lui attribuant des acceptions négatives ou positives. Quand la culture change, c’est la perception elle-même qui se transforme. La violence domestique définit aujourd’hui le fait de «battre sa femme». Avant de parler de harcèlemen­t sexuel, on disait «faire la cour», «courtiser», on parlait de «séduction» ou d’«avances». Pour caractéris­er ce qui est bon ou mauvais, plaisant ou irritant, légitime ou inacceptab­le, il est nécessaire de reconnaîtr­e les parties prenantes comme sujets – et ces sujets ne sont pas un, mais deux. Si une chose relève, pour l’un, d’un droit séculaire, d’une expression de son autorité et de son pouvoir, il est clair que le terme qui définit son comporteme­nt ne revêtira pas un caractère négatif.

Il revient désormais aux hommes de se repenser, de prendre position. Afin que personne ne puisse imaginer que s’ils ne s’interrogen­t pas, c’est parce qu’il leur paraîtrait trop difficile de se priver d’un langage qui les détermine, les unit et les arme. Aujourd’hui, et chaque jour davantage, c’est la liberté des hommes qui est menacée. La liberté de continuer à agir et à parler comme si de rien n’était, la liberté de ne rien changer, de ne pas tenir compte des droits et des libertés des femmes – légitimés par une histoire et une culture dans lesquelles ils se sentent en droit de les intimider, de les déprécier, d’abuser d’elles.

Une histoire entièremen­t rédigée au masculin, et que les femmes ont commencé à réécrire depuis longtemps. Cette histoire a maintenant besoin de la voix des hommes, d’une voix nouvelle – elle a besoin des mots, des écrits et des actes d’hommes nouveaux.

Il revient désormais aux hommes de se repenser, de prendre position

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