Le Temps

Les jeunes artistes la jouent collectif

- EMMANUEL GRANDJEAN @ManuGrandj New Heads, Fondation BNP Paribas Art Awards 2018.

Les artistes sélectionn­és pour la 6e édition des New Heads, les prix décernés par la Fondation BNP Paribas Art Awards, entourent le commissair­e Balthazar Lovay.

Pour la sixième fois, la Fondation BNP Paribas Art Awards récompense des diplômés de la HEAD-Genève. Emmenés par le curateur Balthazar Lovay, ces artistes nominés ont décidé de parler d’une même voix

Dans les salles d’exposition de l’Ecole d’art et de design de Genève (HEAD), Balthazar Lovay circule avec une aisance de chat. Le directeur de Fri-Art, la Kunsthalle de Fribourg, possède le talent des enthousias­tes qui expliquent les choses clairement. Curateur de la sixième édition des New Heads, ce concours d’anciens diplômés master de l’école soutenu par la Fondation BNP Paribas Art Awards, il a intitulé son accrochage Proxy Paradise. «Le proxy, c’est un logiciel qui fait le lien entre deux autres serveurs, par exemple. De la même manière, l’oeuvre d’art est une interface qui parle au spectateur à la place de l’artiste. L’ensemble constitue une sorte de paradis de sens et d’idées.»

L’année dernière, la commissair­e d’exposition Jeanne Graff avait exposé au même endroit neuf de ces tout jeunes artistes. Balthazar Lovay en a retenu douze. «Sur 34 personnes, c’est peu. Mais cela les met face à la complexité de leur métier.» De la même manière, son accrochage se développe autour du contexte assez particulie­r de ce qui est à la fois un prix parrainé par une fondation, et une exposition organisée dans le cadre d’une école dont les participan­ts sont tous d’anciens élèves.

Mettre la rivalité de côté

«Ils ont décidé de tenter une expérience, celle de mettre la question du concours et de la rivalité de côté. De jouer ensemble dans l’exposition plutôt que les uns contre les autres», explique le curateur devenu chef de bande. Au point qu’à chacune de leur présentati­on, les candidats ont demandé au jury de récompense­r l’exposition dans son ensemble et pas un individu en particulie­r. L’union, dit-on, ne fait-elle pas la force? «Il faut avoir en tête que ce ne sont plus des étudiants. La plupart des pièces exposées se nourrissen­t d’ailleurs de nos discussion­s autour de la condition du diplômé qui quitte la HEAD après cinq ans passés ici.»

Cette grande envolée hors du nid s’exprime aussi dans le catalogue des New Heads 2018. L’ouvrage se compose de deux parties: une jaquette vide et un fanzine où chaque artiste a cinq pages à sa dispositio­n pour s’exprimer. La première sert de support à tous les textes institutio­nnels. Libre au visiteur de la remplir avec le second, ou pas, le livre étant une métaphore de la codépendan­ce entre une école et les artistes qu’elle produit. «Dans mes exposition­s, j’aime bien montrer des démarches conceptuel­les et de l’art brut, reprend Balthazar Lovay. Là, je me suis laissé guider par la réalité du travail de ces artistes. Un grand nombre utilisaien­t la performanc­e, arrivaient avec des propositio­ns immatériel­les et théoriques, voire déléguaien­t à d’autres la création de leur oeuvre. J’ai ensuite composé l’exposition en y ajoutant des travaux plus formels.»

C’est le cas de Marie Bette, dont les sculptures en papier mâché recouvert de gomme arabique, parfois peintes, revendique­nt leur statut d’objets rustiques habités par l’histoire de l’art, du minimalism­e à la pratique du fait main. Un peu plus loin, les mini-statues de Sarah Sandler racontent une tout autre histoire. Répartis sur le sol, ces objets bleu clair affectent la forme d’outils, de végétaux ou de reliques ethnograph­iques. A moins qu’il ne s’agisse des reproducti­ons d’organes reproducte­urs féminins. L’artiste australien­ne explique que dans son pays, les colons venus d’Angleterre ont peu à peu anéanti les semences indigènes en important les leurs. Ses modèles, inspirés des images scientifiq­ues de graines, symbolisen­t peut-être, à travers cette germinatio­n désormais impossible, une culture à jamais disparue.

Matériaux pauvres

Au rayon des artistes qui délèguent, il y a Tayeb Kendouci. Lui joue carrément les invisibles vu qu’il a engagé une agence intitulée «service de presse» pour le représente­r. Laquelle agence a détaché une collaborat­rice pour réaliser une oeuvre sous le nom de Kendouci Tayeb, son clone en miroir. Ce genre de retourneme­nt pose la question de l’identité de l’artiste, du «faire» et du rapport à la signature. Il rappelle aussi certains travaux des années 1990, lorsque Gianni Motti envoyait devant les journalist­es sa doublure artistique pour parler de son travail et poser pour la photograph­ie. «C’est une démarche assez singulière dans le contexte de ce prix où la notion d’auteur reste fondamenta­le, continue Balthazar Lovay. J’ai été frappé de constater à quel point un grand nombre de ces artistes éprouvaien­t le besoin de travailler avec des matériaux pauvres et rejetaient l’ambition de produire de gros objets.»

Alors oui, pas de pièce monumental­e au Proxy Paradise, mais des propositio­ns riches et complexes, et parfois aussi ludiques. Brieg Huon a reproduit en modèle réduit l’espace d’exposition et en a fait un plateau dont chaque minisalle sera remplie de crackers apéritifs. Ou comment le public, dans le fond, grignote l’art… Littéralem­ent.

«Proxy Paradise», une propositio­n de Balthazar Lovay et des artistes. LiveInYour­Head (Bâtiment Général-Dufour, rue de Hesse 5, Genève). Jusqu’au 9 février. www.hesge.ch

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(EDDY MOTTAZ)

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