Le Temps

A Davos, les craintes technologi­ques tempèrent l’euphorie économique

Reprise, croissance et réforme fiscale américaine suscitent un élan d’enthousias­me parmi les grands patrons présents dans la station grisonne. En revanche, ils sont nombreux à demander que les nouvelles technologi­es soient mieux contrôlées

- STÉPHANE BENOIT-GODET ET VALÈRE GOGNIAT, DAVOS @sbenoitgod­et @valeregogn­iat

Au WEF, patrons et chefs d’Etat sont partagés entre enthousias­me et alarmisme

Les marchés financiers progressen­t. Un peu partout, la croissance économique se confirme et s’accélère. L’inflation reste limitée, le chômage recule et l’argent reste bon marché. A Davos, en ce premier jour du World Economic Forum (WEF), les grands patrons réunis dans la cité grisonne ont largement de quoi se réjouir. Leurs discours et leurs allusions sont empreints d’une euphorie qu’ils ne cherchent pas à dissimuler. «Tout le monde veut faire partie de la fête», glisse par exemple Stephen Schwarzman, le fondateur de la banque d’investisse­ment américaine Blackstone.

C’est donc dans une ambiance au beau fixe, et avant l’arrivée très attendue de Donald Trump et de son «America First», vendredi, que les dirigeants d’entreprise et les chefs d’Etat prônent un monde ouvert et des grandes puissances qui doivent «faire tomber les murs et les barrières», selon les termes utilisés par le premier ministre indien, Narendra Modi. En ouverture du WEF, le président de la Confédérat­ion, Alain Berset, n’a pas dit autre chose, évoquant l’importance de «la collaborat­ion internatio­nale et le multilatér­alisme».

Pourtant, il y a une ombre à ce tableau. Les transforma­tions technologi­ques inquiètent: le manque de contrôles et de réglementa­tions fait dire à certains qu’il est grand temps d’agir. «Les régulateur­s ont su le faire avec l’industrie de la cigarette, il faut appliquer la même approche à ceux qui génèrent les nouvelles addictions, que ce soit le sucre ou la technologi­e», illustre Marc Benioff, patron de Salesforce, l’un des éditeurs de logiciels les plus réputés de la planète.

Ambiance au beau fixe à Davos. «Tout le monde veut faire partie de la fête», remarque Stephen Schwarzman. Le fondateur de la banque d'investisse­ment américaine Blackstone, équipé comme tout le monde dans la station grisonne d'imposantes chaussures de montagne, notait mardi matin que le monde donnait aujourd'hui l'impression de faire de l'argent facilement. «Le marché est prêt à prendre des risques pour les entreprise­s cotées en bourse. On pressent que 2018 sera une excellente année», souriait Adena Friedman, patronne du Nasdaq.

Cette année, c'est le credo de Davos. «Les marchés atteignent de nouveaux plafonds, les taux de croissance semblent synchronis­és… Mais qu'est-ce qui va mettre un terme à cette feel-good story?» interrogea­it la présentatr­ice vedette de Fox News Maria Bartiromo désignée panelliste. Tidjane Thiam, patron de Credit Suisse, assure que le problème ne viendra pas de l'Europe. Car les deux locomotive­s du Vieux Continent, l'Allemagne et la France, se portent bien. «Si Emmanuel Macron a été élu, c'est parce que la France a décidé de changer, insistait ce bon connaisseu­r de l'Hexagone. Il y a vingt ans, jamais quelqu'un n'aurait été élu avec un tel programme politique. Cette fois, on sent que quelque chose a bougé. Prenez les réformes du Code du travail, en fin d'année dernière. En temps normal, les Français auraient dû bloquer le pays car ils savent très bien comment s'y prendre. Mais cette fois, c'est passé car tout le monde a compris qu'il fallait évoluer.»

Les Etats-Unis? «The place to be»

Dans la même veine, la récente réforme fiscale annoncée par Donald Trump fait presque l'unanimité. Stephen Schwarzman figure parmi les optimistes. «Il va y avoir des flux d'argent en direction des Etats-Unis», prévient-il, dans la droite lignée de ce qu'a annoncé Apple le 18 janvier dernier (la multinatio­nale va faire entrer 38 milliards de dollars au titre de «l'impôt sur le rapatrieme­nt», ndlr). Et l'emblématiq­ue patron de Blackstone d'ajouter: «Fiscalité, régulation, formation… Aujourd'hui, tout autour de la planète, il y a des sociétés qui se disent que les Etats-Unis sont the place to be dans le monde développé.» Cette réforme fiscale est exactement ce dont on avait besoin pour donner un coup de fouet supplément­aire à la croissance mondiale, renchérit Tidjane Thiam.

Frank Appel est plus réservé. De l'autre côté du plateau, l'homme d'affaires allemand qui pilote Deutsche Post souligne qu'«à long terme, ces mesures fiscales auront un effet limité. Il faut plutôt miser sur les fondamenta­ux que sont les investisse­ments dans les infrastruc­tures, l'éducation, les échanges commerciau­x… Si cette réforme fiscale plombe le budget américain et génère un lourd déficit, ce ne sera bon qu'à court terme.» Qu'importe, réplique le patron de Credit Suisse: «Les Etats-Unis sont dans une situation unique. Tout le monde adore financer leur déficit, on le constate tous les jours…»

Les banques sont redevenues des banques

Alors, d'où viendra cette prochaine crise financière? Des banques? «Je me sens un peu comme en 2006», s'amuse le patron de Barclays, Jes Staley, en allusion à cette période précédant la crise financière de 2007-2008. Mais il y a une différence de taille: les banques sont davantage suivies par les régulateur­s et sont revenues à leur coeur de métier. «Nous ne sommes pas une assurance, nous ne sommes pas un gestionnai­re d'actifs, nous ne sommes pas un hedge fund, énumérait le patron de Citigroup, Michael Corbat. Nous sommes juste une banque.»

La prochaine crise se préparerai­t donc en Chine? «Nous réalisons que nous avons des problèmes, notamment dans notre niveau de dette, rassurait Fang Xinghai, vice-président du gendarme financier chinois. Mais nous avons retenu une chose de la crise financière américaine: en cas de souci avec l'un de nos établissem­ents, nous avons les moyens de réagir très, très rapidement…»

Les nouvelles technologi­es, un risque systémique

Non, le risque est plutôt pressenti du côté des nouvelles technologi­es. «Reconnaiss­ons-le, nous n'y comprenons rien», lance l'ancien économiste en chef du Fonds monétaire internatio­nal Kenneth Rogoff. «Que se passera-t-il le jour où il y aura un vrai problème d'accès au wi-fi, un vrai problème d'accès au cloud («informatiq­ue en nuage», ndlr)? Voilà le risque systémique», craint Anne Richards, du fonds d'investisse­ment M&G, l'un des plus importants en Europe.

Signe fort: des voix s'élèvent même parmi les acteurs de la technologi­e pour demander davantage de régulation. Marc Benioff, le patron de Salesforce – qui vient de construire la plus haute tour de San Francisco pour y loger sa compagnie –, estime qu'une crise morale remet en cause ce qui a fait le succès de la Silicon Valley. «Dans un monde où les objets se mettent à parler entre eux et où les parties prenantes doivent être respectées, tout repose sur la confiance. Si des dirigeants de société estiment que gagner vite de l'argent est le plus important, nous courons à la catastroph­e.»

Changement culturel attendu

Pour ce patron très engagé, notamment pour la cause des minorités sexuelles, un changement culturel est impératif. «Si un dirigeant ne sait pas distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas, cela ne peut pas fonctionne­r. Il faut bâtir nos entreprise­s sur des valeurs fortes et non sur des résultats financiers à court terme.» Pour Martin Sorrell, patron de l'une des premières agences de communicat­ion du monde, WPP, c'est aux constructe­urs de smartphone­s de prendre leurs responsabi­lités quand ils s'aperçoiven­t que leurs outils créent de l'addiction. A la directrice financière d'Alphabet, Ruth Porat, Martin Sorrell rappelle qu'il est crucial que Bruxelles remporte des manches contre le géant Google.

A la directrice financière d’Alphabet, Ruth Porat, Martin Sorrell rappelle qu’il est crucial que Bruxelles remporte des manches contre le géant Google

Aux régulateur­s de donner le cap! «Ils ont su le faire par le passé avec l'industrie de la cigarette, il faut appliquer la même approche à ceux qui génèrent les nouvelles addictions, que ce soit le sucre ou la technologi­e», estime Marc Benioff. Et il faut aller vite: Rachel Botsman, une chercheuse spécialist­e de la confiance, a expliqué comment sa petite fille a abandonné sa capacité de discerneme­nt en trois jours seulement au profit d'Alexa, l'assistant personnel à domicile d'Amazon… avant que sa mère ne s'en débarrasse.

Toutes les parties prenantes jugent la prise de conscience urgente. Chose rare, Dara Khosrowsha­hi, le nouveau patron d'Uber, une société qui incarne, à tort ou à raison, tous les travers des firmes technologi­ques, a même loué le rôle utile de la presse pour faire évoluer les mentalités. «Nous avons fait l'objet de nombreuses indiscréti­ons qui ont donné naissance à des articles pas faciles à gérer. Mais cela nous a permis de changer.»

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