Le Temps

Enfants de nazis, le courage de la parole

Des collégiens romands ont assisté à Genève au saisissant témoignage de descendant­s allemands de nazis et de résistants français déportés. Quatre voix pour transmettr­e un même message

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Ce n’étaient que deux sacs en plastique, posés sur la table de la cuisine, après l’enterremen­t de son père, en 2002. Deux sacs si pesants cependant, pleins d’un passé tant redouté. «Tu y trouveras toutes les réponses aux questions que tu t’es posées», a dit sa belle-mère à Ulrich Gantz. Son frère propose de tout brûler, Ulrich s’y oppose, promettant de garder secret le douloureux contenu. Dans les notes qu’ils exhument apparaît la déchirante vérité: leur père était un nazi, membre de la police du IIIe Reich et de l’Einsatzgru­ppe B en Biélorussi­e, ces groupes d’interventi­on répartis entre la mer Baltique et la mer Noire, chargés d’assassiner les Juifs et les opposants au nazisme. Des comptes rendus d’interrogat­oires devant la justice et des notes manuscrite­s l’attestent, même si les poursuites à son encontre sont finalement abandonnée­s. «Fallait-il rompre ma promesse du secret faite à ma famille en parlant du passé de mon père?»

A cette question, Ulrich Gantz, chimiste, 70 ans aujourd’hui, a répondu par l’affirmativ­e. En dépit de sa promesse, parce qu’il considère ce devoir moral supérieur à la loyauté familiale. Mardi, au Collège Calvin à Genève, il est venu témoigner à l’invitation de la Coordinati­on intercommu­nautaire contre l’antisémiti­sme et la diffamatio­n (CICAD), pour la journée internatio­nale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, devant un parterre de collégiens romands et les autorités genevoises. Pour la CICAD, c’était l’occasion de donner la parole à la deuxième génération porteuse de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.

Rencontre au mémorial

Avec Ulrich Gantz, trois autres descendant­s d’hommes qui, pour le pire et pour le meilleur, ont fait l’histoire: Barbara Brix, fille d’un officier SS et membre de l’Einsatzgru­ppe C en Ukraine, et deux enfants de résistants français déportés, Yvonne Cossu et Jean-Michel Gaussot. Un faceà-face poignant entre héritiers d’une même tragédie, enfants de héros et enfants de bourreaux. Aux uns revient l’hommage, aux autres l’opprobre. Fils et filles d’une mémoire ensevelie, cultivée et mythifiée parfois, niée longtemps, sur laquelle on bâtit ou sur les décombres de laquelle on pleure, et qui conduit les uns et les autres au sinistre camp de concentrat­ion de Neuengamme, près de Hambourg, où se sont jouées les destinées inextricab­lement liées de leurs géniteurs.

C’est au mémorial de ce camp que les quatre protagonis­tes se rencontren­t, en 2014. Ulrich Gantz et Barbara Brix prennent la parole devant d’anciens détenus. «C’était très dur pour Ulrich et moi de nous retrouver devant un tel public, raconte cette ancienne enseignant­e de lycée. Nous nous préparions à toute forme de réaction. C’est alors que Jean-Michel s’est levé et a dit qu’il comprenait pour la première fois combien est lourd le fardeau des descendant­s de persécuteu­rs.»

Une amitié improbable

A dater de ce jour se noue l’improbable amitié, plus imposante que tous les discours de réconcilia­tion. «J’avais 8 ans quand mon père, Robert Alba, chef de la Résistance dans la péninsule de Crozon en Bretagne, a été arrêté, se souvient Yvonne Cossu. Longtemps, j’ai détesté les Allemands. Dans mon aveuglemen­t, je ne faisais pas la différence entre Allemand et nazi.» Jean-Michel Gaussot, ancien ambassadeu­r et dont le père a été assassiné quelques mois avant sa naissance, ajoute: «Pour Ulrich et Barbara, cela demande beaucoup de courage de témoigner. Alors que pour nous, l’hommage est naturel, pour eux, c’est une épreuve.» A Ulrich, elle aura valu, en plus de la douleur, la rupture du contact avec son frère, depuis la sortie d’un livre auquel il a collaboré. A Barbara, elle aura établi une distance avec son frère, refusant la révélation d’un passé contre la volonté de leur père, et d’avec sa soeur, «qui souhaitera­it que j’accuse notre père avec plus de ferveur et ne comprend pas que je me remette en cause, moi aussi».

Car Barbara se reproche une forme de cécité, disparue tardivemen­t à la faveur d’une discussion avec un historien qui lui laisse entrevoir la vérité. Elle se met alors à fouiller le passé, et elle trouve. Son père a bel et bien assisté à des fusillades de masse, pour garantir la «propreté» du crime. «C’est seulement après la mort des parents qu’on est capable de parler. Mon oncle était un nazi de première classe, si j’ose dire, proche de Hitler et de Himmler. Il a été légèrement condamné, et pourtant on lui envoyait des colis en prison. Pendant des années, je me suis contentée de croire que mon père était médecin sur le front russe, selon le narratif familial. Je ne lui ai même jamais demandé où il avait perdu ses deux jambes. Alors que j’étais étudiante en histoire, je ne me suis jamais posé de questions critiques. Jusqu’à l’âge de 65 ans.»

Il n’y aura qu’elle pour s’en accuser. Car la recomposit­ion de cette mémoire historique meurtrit la mémoire affective. Elle exige, en quelque sorte, le difficile exercice d’anéantir la tendresse. «Je n’ai connu mon père qu’à 6 ans, mais je l’ai beaucoup aimé, raconte Barbara. Il nous racontait de belles histoires, il m’a formée intellectu­ellement. Je n’arrive toujours pas à lier ses deux facettes, mon père et ce nazi fervent, peut-être fanatique.»

Le courage de regarder le passé en face

Aujourd’hui, c’est à la transmissi­on intergénér­ationnelle que s’accroche Barbara, convaincue qu’il est de son devoir de réparer. Il en va probableme­nt de même pour Ulrich, qui conclut sur cette phrase en forme de regret: «Nous avons beaucoup parlé de mon père, et pas des gens assassinés.» C’est un bel hommage qui leur aura été rendu par leur bouche. Car dans le fameux sac en plastique se trouvait une photo de Helmut Gantz, superbe de prestance en manteau de cuir, plastronna­nt, «la mine fière et orgueilleu­se, devant la croix gammée». Cette photo aurait pu se consumer en silence et la vie d’Ulrich s’en serait trouvée moins bouleversé­e.

Comme dit Juliette, cette collégienn­e de Pully: «Je suis impression­née par le courage des enfants de persécuteu­rs. J’aurais honte et peur que les gens collent le visage d’un tel père sur le mien.» Si le crime a plusieurs visages, l’héroïsme aussi.

«Je n’arrive toujours pas à lier ses deux facettes, mon père et ce nazi fervent, peut-être fanatique»

BARBARA BRIX

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(DAVID WAGNIÈRES) Barbara Brix et Ulrich Gantz. Pour l’une comme pour l’autre, la prise de conscience du passé nazi de leurs pères a été bouleversa­nte.

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