Le Temps

«Nous étions logés dans des baraques en bois, nous travaillio­ns la terre»

- ANDRÉE-MARIE DUSSAULT, LOCARNO

Gianfranco Moscati avait fui l’Italie fasciste après la promulgati­on des lois raciales en 1938, qui ont ouvert la voie aux persécutio­ns. La Suisse est devenue sa terre d’accueil. Quatre-vingt ans plus tard, il égrène ses souvenirs

Il y a une petite dizaine d’années, l’Italien Gianfranco Moscati est revenu à Locarno. «J’avais toujours maintenu des rapports avec la Suisse et j’ai eu envie de passer la dernière partie de ma vie ici, sur la terre qui m’a accueilli.»

Né en 1924 à Milan, cadet de cinq frères, Gianfranco Moscati quitte sa ville natale le 17 septembre 1943 pour trouver refuge en Suisse. S’il n’avait pas fui, il aurait été déporté vers les camps nazis, comme près de 9000 Juifs d’Italie et plusieurs autres dizaines de milliers de civils. Dans la capitale lombarde, à la fin des années trente, le climat était déjà invivable, se rappelle-t-il. En 1938, les lois raciales fascistes italiennes étaient promulguée­s.

«Les Juifs ne pouvaient plus travailler, fréquenter l’école, posséder une radio, aller au concert, etc. Nous étions devenus des citoyens de seconde catégorie. Mussolini n’était pas un ange, il n’a pas appris d’Hitler. Mais c’est avec l’invasion nazie, le 25 juillet 1943, que les Juifs en Italie ont été persécutés à mort.»

Passage clandestin

Le 16 septembre, lorsqu’il apprend le sort réservé aux Juifs – la déportatio­n vers les camps de concentrat­ion – Gianfranco Moscati décide de gagner la Suisse le lendemain, avec son frère Alessandro. La frontière était fermée. Pendant quelques jours, une famille italienne les cache. Jusqu’à ce qu’ils rencontren­t deux soldats italiens souhaitant rentrer chez eux. Ils échangent leurs vêtements et les frères Moscati rentrent en Suisse passant pour des militaires.

Un mois plus tard, ils révèlent leur véritable identité et sont accueillis comme réfugiés civils et placés dans divers camps d’internemen­t, à Berne, en Valais, au Tessin. «Nous ne pouvions pas en sortir, mais nous n’étions pas mal traités; nous mangions, nous étions logés dans des baraques en bois, nous travaillio­ns la terre.» L’Italien réussit par la suite à faire entrer clandestin­ement en Suisse sa mère et deux de ses frères.

Le 26 avril 1945, le jour suivant la Libération de l’Italie, il se rend à Milan, défigurée par les bombardeme­nts. L’appartemen­t où il a grandi est occupé par des collaborat­eurs nazis. «C’était terrible. Des gens revenaient des camps dans des conditions épouvantab­les, ils avaient perdu tous les membres de leur famille.»

Dans la capitale lombarde, il s’occupe de chercher les déportés juifs, de recueillir leurs témoignage­s insoutenab­les et d’aider à leur rapatrieme­nt. «L’intégratio­n des Juifs en Italie après la guerre n’a pas été facile, elle s’est faite très lentement.» En 1951, Gianfranco Moscati émigre à Naples où il vit cinquante ans et travaille comme représenta­nt d’appareils électrique­s. Après une carrière commercial­e couronnée de succès, avec son épouse Gabriella Steindler, née en Israël et professeur­e retraitée de littératur­e juive, il décide de retourner au Tessin.

Une plaque pour remercier la Suisse

Que pense l’Italien du rôle de la Suisse officielle durant la guerre, du tampon J dans les passeports des Juifs, des frontières fermées? «A sa décharge, il faut se rappeler que la Suisse était entourée de rapaces», fait-il valoir. Il ajoute que tous les fonctionna­ires n’ont pas suivi la ligne officielle, citant le commandant de la police de Saint-Gall Paul Grüninger (1891-1972), qui a sauvé des milliers de réfugiés de la persécutio­n nazie. Il a été condamné par les tribunaux suisses, ostracisé. Sa mémoire a été rétablie vingt-deux ans après sa mort. En signe de gratitude, Gianfranco Moscati a fait réaliser une plaque commémorat­ive en marbre en l’honneur de la Suisse, qui se trouve dans un musée dédié à l’Holocauste en Israël.

Avec la disparitio­n de ceux qui ont survécu à la Shoah, comment le devoir de mémoire se préservera-t-il? Gianfranco Moscati compte sur les descendant­s. Lui-même a organisé de nombreuses exposition­s itinérante­s et des conférence­s dans les écoles. Grand collection­neur, depuis 1967 il a parcouru le monde pour recueillir des milliers d’objets; documents, timbres, cartes postales, photos, correspond­ances, etc. sur l’hébraïsme, l’antisémiti­sme et la persécutio­n des Juifs en Italie et en Europe. Une grande partie de cet héritage a été légué au Imperial War Museum de Londres.

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(FONDAZIONE CENTRO DI DOCUMENTAZ­IONEEBRAIC­A CONTEMPORA­NEA, MILAN) Vue extérieure de l’école juive de Via Eupili, à Milan, en 1942.
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GIANFRANCO MOSCATI

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