Les nombreux visages du libéralisme moderne
Les critiques, que lancent Erdogan, Poutine et, à sa manière, l’intégrisme religieux aux démocraties occidentales qu’ils qualifient de décadentes, sont souvent considérées comme des attaques contre les «valeurs libérales». C’est à cette même aune que sont jugés les ralliements qu’ils enregistrent en Occident du côté des partis dits populistes… Trump ou Orban agiraient ainsi comme autant de torpilles complices contre ces valeurs caractéristiques de l’Occident et ayant pour nom ouverture, tolérance, égalité, non-discrimination, etc. Comme si nos démocraties libérales et sociales ne se justifiaient que par ces vertus.
L’expression «valeurs libérales» est toutefois problématique pour deux raisons. Elle exhale un parfum universaliste qui tendrait à discréditer toute conception qui s’écarterait d’une doxa fixée une fois pour toutes. C’est justement ce dogmatisme auquel elles s’adossent qui pose problème dans le monde moderne. Et c’est contre lui que regimbent les partis dits populistes. Le libéralisme répugne par définition à toute forme d’«absolutisme». Mais cette expression fait également fi des définitions multiples que revêt le libéralisme comme philosophie au fondement de ces valeurs. Or si certaines valeurs, comme celles énumérées plus haut, sont en effet communes aux divers libéralismes existants, elles peuvent cacher des approches différentes, voire contradictoires.
Historiquement, porte-parole de la liberté contre les idées imbibées de l’esprit d’Ancien Régime, le libéralisme promeut la liberté individuelle que la Constitution et la loi protégeraient contre toute intrusion malheureuse de la part du pouvoir. Liberté de conscience et liberté économique se marient dans un primat individualiste comme source principale de la vie collective. Mais ce libéralisme, de Constant à Bastiat ou Tocqueville, confronté à ses propres limites, va subir des inflexions à même de l’ancrer dans une pratique du pouvoir souvent rétive à une vision trop abstraite de la liberté. L’individu n’est pas une monade vivant en dehors d’un tissu social et territorial qui constitue autant de déterminants dont on ne peut faire l’économie.
Avec les conservateurs, héritiers de certaines valeurs traditionalistes, le libéralisme partage un respect farouche de l’individu, dont la centralité est intangible bien que compatible avec une liberté collective qui puisera sa sève dans la nation, et non dans un Etat décrit comme une puissance anonyme facteur de despotisme. Le libéralisme est-il pour autant fermé à toute collaboration avec l’Etat? Loin de tout idéalisme anarchiste, le libéralisme, dans sa variante conservatrice, accepte l’Etat s’il est au service de l’individu. Dès la fin du XIXe siècle, il se dote toutefois d’un autre prolongement, sous la forme d’un Etat de type providentiel qu’il reconnaît comme gestionnaire d’une solidarité qui ne peut ressortir au seul individu, comme le pensait sa variante conservatrice.
Sur cet arrière-fond ont émergé, dans la seconde moitié du XXe siècle, quatre rameaux, que l’on peut globalement accrocher à quatre penseurs. Ludwig von Mises défend un libéralisme profondément individualiste pour lequel un Etat social ne peut être que socialiste. Wilhelm Röpke, au contraire, plaide pour un libéralisme qui saurait barricader l’anti-keynésianisme commun à tous deux dans un Etat reconnu dans sa prudente utilité. Friedrich von Hayek, enfin, admet les limites d’un individualisme livré à ses pulsions mais ne discerne les cautèles nécessaires que dans la tradition, et non dans un Etat voué à un interventionnisme de mauvais aloi.
A ces libéralismes, qu’on taxera de «classiques», s’est opposé John Rawls. Successeur d’une certaine manière des philosophes français du radical-socialisme, il a revendiqué l’étiquette libérale pour matelasser un Etat possiblement actif pour mieux défendre la liberté. Il a ainsi établi un pont entre la liberté des libéraux et l’étatisme des socialistes à partir de valeurs indiscutablement communes dont on parlait plus haut, mais hissées à un niveau universel alors que le libéralisme classique avait appris à «concrétiser» sa liberté en l’immergeant dans une réalité qui doit être avant tout locale. Le socialisme a ainsi divorcé d’un étatisme illibéral en épousant un libéralisme vidé de son contexte de création.
Les populistes, et les ennemis du libéralisme occidental, ont pu prospérer sur cet antagonisme né au sein d’un libéralisme devenu confus dans son énoncé originel. Sans doute est-il juste de ne pas nier les points communs entre ces libéralismes, utiles aux compromis dont vivent nos démocraties. Mais il convient de les aborder dans leurs spécificités et non sous un chapeau où libéral deviendrait synonyme de social-démocrate. Plutôt «nationales», dans leur version néoconservatrice, individualistes ou «stato-compatibles» dans leurs autres variations, les valeurs libérales ne sont dignes d’être défendues que si on les reçoit dans leur complexité.
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Le libéralisme est-il pour autant fermé à toute collaboration avec l’Etat? Loin de tout idéalisme anarchiste, le libéralisme accepte l’Etat s’il est au service de l’individu