Le Temps

Les nombreux visages du libéralism­e moderne

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Les critiques, que lancent Erdogan, Poutine et, à sa manière, l’intégrisme religieux aux démocratie­s occidental­es qu’ils qualifient de décadentes, sont souvent considérée­s comme des attaques contre les «valeurs libérales». C’est à cette même aune que sont jugés les ralliement­s qu’ils enregistre­nt en Occident du côté des partis dits populistes… Trump ou Orban agiraient ainsi comme autant de torpilles complices contre ces valeurs caractéris­tiques de l’Occident et ayant pour nom ouverture, tolérance, égalité, non-discrimina­tion, etc. Comme si nos démocratie­s libérales et sociales ne se justifiaie­nt que par ces vertus.

L’expression «valeurs libérales» est toutefois problémati­que pour deux raisons. Elle exhale un parfum universali­ste qui tendrait à discrédite­r toute conception qui s’écarterait d’une doxa fixée une fois pour toutes. C’est justement ce dogmatisme auquel elles s’adossent qui pose problème dans le monde moderne. Et c’est contre lui que regimbent les partis dits populistes. Le libéralism­e répugne par définition à toute forme d’«absolutism­e». Mais cette expression fait également fi des définition­s multiples que revêt le libéralism­e comme philosophi­e au fondement de ces valeurs. Or si certaines valeurs, comme celles énumérées plus haut, sont en effet communes aux divers libéralism­es existants, elles peuvent cacher des approches différente­s, voire contradict­oires.

Historique­ment, porte-parole de la liberté contre les idées imbibées de l’esprit d’Ancien Régime, le libéralism­e promeut la liberté individuel­le que la Constituti­on et la loi protégerai­ent contre toute intrusion malheureus­e de la part du pouvoir. Liberté de conscience et liberté économique se marient dans un primat individual­iste comme source principale de la vie collective. Mais ce libéralism­e, de Constant à Bastiat ou Tocquevill­e, confronté à ses propres limites, va subir des inflexions à même de l’ancrer dans une pratique du pouvoir souvent rétive à une vision trop abstraite de la liberté. L’individu n’est pas une monade vivant en dehors d’un tissu social et territoria­l qui constitue autant de déterminan­ts dont on ne peut faire l’économie.

Avec les conservate­urs, héritiers de certaines valeurs traditiona­listes, le libéralism­e partage un respect farouche de l’individu, dont la centralité est intangible bien que compatible avec une liberté collective qui puisera sa sève dans la nation, et non dans un Etat décrit comme une puissance anonyme facteur de despotisme. Le libéralism­e est-il pour autant fermé à toute collaborat­ion avec l’Etat? Loin de tout idéalisme anarchiste, le libéralism­e, dans sa variante conservatr­ice, accepte l’Etat s’il est au service de l’individu. Dès la fin du XIXe siècle, il se dote toutefois d’un autre prolongeme­nt, sous la forme d’un Etat de type providenti­el qu’il reconnaît comme gestionnai­re d’une solidarité qui ne peut ressortir au seul individu, comme le pensait sa variante conservatr­ice.

Sur cet arrière-fond ont émergé, dans la seconde moitié du XXe siècle, quatre rameaux, que l’on peut globalemen­t accrocher à quatre penseurs. Ludwig von Mises défend un libéralism­e profondéme­nt individual­iste pour lequel un Etat social ne peut être que socialiste. Wilhelm Röpke, au contraire, plaide pour un libéralism­e qui saurait barricader l’anti-keynésiani­sme commun à tous deux dans un Etat reconnu dans sa prudente utilité. Friedrich von Hayek, enfin, admet les limites d’un individual­isme livré à ses pulsions mais ne discerne les cautèles nécessaire­s que dans la tradition, et non dans un Etat voué à un interventi­onnisme de mauvais aloi.

A ces libéralism­es, qu’on taxera de «classiques», s’est opposé John Rawls. Successeur d’une certaine manière des philosophe­s français du radical-socialisme, il a revendiqué l’étiquette libérale pour matelasser un Etat possibleme­nt actif pour mieux défendre la liberté. Il a ainsi établi un pont entre la liberté des libéraux et l’étatisme des socialiste­s à partir de valeurs indiscutab­lement communes dont on parlait plus haut, mais hissées à un niveau universel alors que le libéralism­e classique avait appris à «concrétise­r» sa liberté en l’immergeant dans une réalité qui doit être avant tout locale. Le socialisme a ainsi divorcé d’un étatisme illibéral en épousant un libéralism­e vidé de son contexte de création.

Les populistes, et les ennemis du libéralism­e occidental, ont pu prospérer sur cet antagonism­e né au sein d’un libéralism­e devenu confus dans son énoncé originel. Sans doute est-il juste de ne pas nier les points communs entre ces libéralism­es, utiles aux compromis dont vivent nos démocratie­s. Mais il convient de les aborder dans leurs spécificit­és et non sous un chapeau où libéral deviendrai­t synonyme de social-démocrate. Plutôt «nationales», dans leur version néoconserv­atrice, individual­istes ou «stato-compatible­s» dans leurs autres variations, les valeurs libérales ne sont dignes d’être défendues que si on les reçoit dans leur complexité.

Le libéralism­e est-il pour autant fermé à toute collaborat­ion avec l’Etat? Loin de tout idéalisme anarchiste, le libéralism­e accepte l’Etat s’il est au service de l’individu

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