Le Temps

«Il faut faire payer les GAFA pour nos données»

Pour le Français Bruno Bonnell, multi-entreprene­ur et désormais député de La République en marche, l’Europe doit tout faire pour se défendre du colonialis­me numérique anglo-saxon et chinois. Et briser leur monopole sur l’intelligen­ce artificiel­le

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN JEANNET @alainjeann­et

Il a cofondé l’entreprise de jeux vidéo Infogrames puis présidé Atari, il a créé Robopolis et la société Navya qui fabrique les fameuses navettes électrique­s autonomes mises en service par CarPostal Suisse à Sion. Sous les couleurs d’Emmanuel Macron, Bruno Bonnell a remporté la 6e circonscri­ption du Rhône face à l’ancienne ministre de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem. Rencontre lors de passage à Genève lors du Digital Day de l’Institut CREA. Vous avez vendu vos entreprise­s pour entrer en politique. Le bon choix? Je suis ravi. Après plus trentecinq ans de vie profession­nelle, j’avais envie de transmettr­e mon expérience. J’ai commencé par présider Emlyon Business School. Avec son directeur général, nous avons innové en mettant l’intelligen­ce artificiel­le au coeur de l’enseigneme­nt. Il est vital de former les managers de demain avec les méthodes de demain; et non celles d’hier.

Votre nouvelle vie de député? L’intelligen­ce collective de l’Assemblée nationale née de la victoire de Macron est phénoménal­e. En tant que chef d’entreprise, ça fait rêver d’avoir un groupe de gens aussi forts dans leurs spécialité­s, indépendan­ts, porteurs d’idées nouvelles, portés par leur envie de réussir. Même si nous sommes encore pour beaucoup d’entre nous inexpérime­ntés.

La réforme la plus importante à vos yeux? Il y en a tellement. La réforme du marché du travail est fondamenta­le. Mais elle ne se comprend, avec ce qu’elle comporte de flexibilit­é, que si on lui adjoint la loi sur la formation et l’apprentiss­age qui prépare demain ainsi que les lois sur la retraite qui permettent l’après-travail. Sans oublier les réformes sur le chômage qui équilibren­t le risque. Parce que quand vous libérez le travail, vous générez du risque. Ce que j’aime dans ce programme, c’est sa cohérence.

Plus fondamenta­lement? Un pays cynique, la France, un pays mélancoliq­ue plus que nostalgiqu­e d’ailleurs, se métamorpho­se en un pays plein d’audace, d’ambition, d’énergie. Les autres politiques n’ont pas fait cette révolution intellectu­elle. Voilà pourquoi ils sont déstabilis­és.

La France, un hub technologi­que en Europe? La France a le potentiel de devenir la Silicon Valley de l’Europe. Il y a une exception française en rapport au nombre d’habitants. Nous avons une concentrat­ion de talents, notamment dans le domaine scientifiq­ue. Dans le même temps, nous avons un problème d’exode des cerveaux et nos meilleurs ingénieurs ont tendance à choisir les banques et les assurances. Cette valeur est réelle, mais elle n’est pas révélée. L’un des grands paris politiques: redonner le goût de la science à tous ces gens brillants.

D’autres obstacles? Les quasi-monopoles des GAFA anglo-saxons [Google, Amazon, Facebook et Apple, ndlr] et de leurs équivalent­s asiatiques. Ces grands groupes nous numérisent dans une vision du monde qui est la leur. Ils nous colonisent. Un chiffre: près de 90% des logiciels d’intelligen­ce artificiel­le sont en anglais ou en chinois. Or l’intelligen­ce artificiel­le – je préfère parler d’intelligen­ce augmentée – est un outil fondamenta­l qui forge la pensée scientifiq­ue de demain comme d’ailleurs les moyens de production.

Les intelligen­ces artificiel­les vontelles se substituer à l’homme? Non, mais ces outils deviennent si indispensa­bles que s’ils sont normés selon une pensée anglo-saxonne ou chinoise, ils vont à terme changer les cultures. Il est donc indispensa­ble de combattre ces hégémonies non pas en priorité pour des raisons économique­s — on peut toujours se protéger avec des taxes – mais plutôt parce qu’elles nous conditionn­ent psychologi­quement et culturelle­ment.

Emmanuel Macron et Bruno Lemaire évoquent justement la possibilit­é de taxer les GAFA… Ça ne sert à rien. Je prépare une loi pour 20192020 qui se fonde sur la réflexion suivante: l’Homo sapiens sapiens, l’être que nous sommes aujourd’hui, va basculer au XXIe siècle vers ce que j’appelle l’Homo sapiens numeris: vous êtes constitué d’organes – donc Homo. Vous êtes doué de la parole et de la pensée – donc sapiens. Et vous produisez de plus en plus de données – donc numeris. La loi à laquelle je travaille vise à garantir à chaque individu la propriété inaliénabl­e de ses données numériques.

«Il est plus important de garantir à chacun la propriété inaliénabl­e de ses données personnell­es que de construire d’inutiles lignes Maginot numériques»

Ce qui veut dire? Les Google, Amazon et autres Facebook considèren­t que vos données leur appartienn­ent. A l’avenir, il faudra qu’ils paient pour ces données. Par exemple 200 francs par personne pour chaque entreprise. Ou alors vous la jouez plus libéral et vous dites: chaque individu aura le choix de donner ou de vendre ses données digitales.

Et la protection des données? La nouvelle loi européenne apporte une réponse. Mais pour moi, le sujet est ailleurs. Vous allez protéger certaines données médicales. Dans le même temps, vous allez en générer des quantités d’autres. Votre téléphone, votre robot domestique vont générer des données. Votre Google Home, votre voiture… Et il va falloir se réunir constammen­t pour décider celles qui méritent d’être protégées et les autres. Ça ne marchera pas. Une fois encore: il est plus important de garantir à chacun la propriété inaliénabl­e de ses données personnell­es plutôt que de construire d’inutiles lignes Maginot numériques.

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