Des journées entières dans les salles obscures
Marguerite Duras n’a pas seulement écrit des mots; elle en a filmé aussi
On dit que Marguerite Duras faisait «aussi» du cinéma. Ce petit adverbe est bien restrictif car, plus que toute autre, elle a intimement mêlé les écritures romanesque, théâtrale et cinématographique. «Vous faites une différence entre mes livres et mes films?» s’étonnait-elle. Depuis Barrage contre le Pacifique, adapté à l’écran par René Clément en 1950, la pythie des lettres françaises n’a cessé de tanguer entre la plume et la caméra. Elle signe le scénario d’Hiroshima mon amour, tourné par Alain Resnais en 1958; elle abomine le «film dégoulinant» que Peter Brook tire de Moderato Cantabile en 1960.
En 1966, elle passe derrière la caméra avec La Musica. Dix-huit essais cinématographiques (Détruire, dit-elle, Nathalie Granger, La Femme du Gange, Baxter, Vera Baxter…) suivront. Avec le temps, le cinéma de Duras se radicalise en racontant l’immobile, en épuisant l’inachevé, en privilégiant le mot sur l’image (Son nom de Venise dans Calcutta désert, c’est la bande-son d’India Song plaquée sur des images de ruines…), en résolvant les «pesanteurs» du jeu d’acteur à travers la suppression progressive de l’acteur (dans Le Camion, l’auteure lit son texte; ce film provoqua la fureur du critique Remo Forlani: il y voyait une métaphore de la mort du cinéma, laminé par le poids lourd mortifère piloté par la Duras).
«Intolérable splendeur»
Lorsqu’il adapte L’Amant (Prix Goncourt 1984), Jean-Jacques Annaud adopte une démarche inverse: du bref roman, il tire un spectacle total dans lequel il recrée à grands frais l’Indochine des années 20. Quand elle écrit «l’image est d’une intolérable splendeur», il met tout en oeuvre pour le démontrer. Elle le raille: «Y a un bac près d’Elboeuf, là, pourquoi tu t’emmerdes à aller au Vietnam?» Tandis qu’il lèche des plans d’un exotisme irréprochable, elle désamorce l’entreprise cinématographique en publiant L’Amant de la Chine du Nord, soit la version littéraire de son propre script – «C’est un livre C’est un film C’est la nuit». En 2008, Rithy Panh adapte à son tour Un Barrage contre le Pacifique pour délivrer une «description sans concession du système colonial».
Tangos mélancoliques
Le chef-d’oeuvre cinématographique de Marguerite Duras est India Song (1975), un poème vaporeux, incertain comme le crépuscule sur le delta du Gange, un récit déstructuré que hantent des fantômes et des «voix intemporelles», un rêve éveillé où passent des somnambules, où l’action et les dialogues ne sont pas synchrones, où palpitent les tangos mélancoliques de Carlos d’Alessio.
Il émane de ce film des odeurs capiteuses de fleurs et de pourriture. Dans des salons profonds comme des léproseries, une société élégante trompe son ennui entre passions délétères et troubles remords. Banni, le vice-consul de Lahore (Michael Lonsdale), qui a tiré sur les lépreux, pousse des cris dans la nuit, l’encens fume parmi les roses lasses, sur le piano où Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig) s’alanguit, son dos nu pâle comme un pétale…
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