Le Temps

La plume du «New York Times» qui suscite l’ire de la Maison-Blanche

Donald Trump a choisi son ennemi: la presse (pas toute), qu’il insulte. Face à lui, l’habile journalist­e Maggie Haberman, du «New York Times», qui ne s’en laisse pas conter

- ALAIN CAMPIOTTI

La presse, même dans la presse, a mauvaise presse. Les journaux publient eux-mêmes, c'est bien normal, les études montrant la piètre image répandue sur ceux qui les font: les journalist­es sont soumis (aux puissants ou aux impuissant­s), pas fiables, partisans sous le masque de l'impartiali­té, «de gauche», ou même «de droite», les sournois… Et depuis peu, ils sont ennemis du peuple. Donald Trump le dit, et il n'est pas seul. Notre hôte des neiges, dans son combat contre la mauvaise engeance, a beaucoup d'alliés: tous les régimes autoritair­es, et les milieux conservate­urs qui trouveraie­nt encore plus de charme au président néorépubli­cain si la hyène médiatique voulait bien lui accorder un peu de crédit et de respect.

Est-ce une guerre? Ça y ressemble. Elle n'est pourtant pas totale: dans l'autre camp, Trump a ses alliés et ses laquais (Fox News, les éditoriaux du Wall Street Journal, entre autres). Mais un adversaire central dans l'écrit: le New York Times. Le président, quand il fulmine dans l'ovale ou ses appartemen­ts, n'a pas assez d'espace Twitter pour dire tout le mépris et la détestatio­n qu'il cultive contre la Dame grise, ce journal en perdition, dit-il, fabricateu­r de fausses nouvelles. (Note pour ceux qui ne le lisent pas: il s'agit probableme­nt du meilleur quotidien au monde.)

Etonnant couple

Maggie Haberman, une plume virulente contre la Maison-Blanche.

Ce n’est pas la faute du «New York Times» si ses trois «columnists» conservate­urs ont fini par lâcher eux-mêmes Trump

Cette rage a ses raisons: le Times, depuis que l'entreprene­ur new-yorkais a prêté serment devant le Capitole, tient le compte de ses mensonges, de ses contre-vérités et de ses approximat­ions. La liste est terrifiant­e. Par ailleurs, le journal est sans doute la plus pertinente source d'informatio­n sur la carrière de Donald Trump, sa présidence, la vie à la Maison-Blanche et les combats qui s'y livrent. Ce travail d'enquête est souvent signé Maggie Haberman. La jeune femme n'est pas seule, mais elle est en première ligne. «Journalist­e de troisième catégorie», a lâché un jour Trump. Il ne l'a pourtant jamais prise en faute, sorte d'hommage muet et contraint.

Etonnant couple. Maggie Haberman n'est pas une tête d'oeuf formée à Harvard ou à Yale. Elle a d'abord été au charbon dans des lieux pas toujours recommanda­bles: les tabloïds newyorkais, le New York Post et le Daily News. Elle y a connu Donald Trump dans ses frasques et son cirque, cet héritier avide de publicité qui n'hésitait pas à fournir, sous un faux nom, des informatio­ns avantageus­es sur lui-même. Elle l'a vu bateler en 2011 quand il agitait, déjà, le projet d'une candidatur­e présidenti­elle. Et lorsqu'il a décidé de se lancer vraiment, en 2015, il lui a proposé ce scoop, pour faire de la journalist­e son instrument. Elle a refusé.

Depuis deux ans qu'elle a été engagée par le New York Times, Maggie Haberman est là, tout près de Trump, d'abord en campagne, maintenant à la Maison-Blanche, comme une vigile, sans connivence, faisant son métier: la recherche des faits, dans ce règne extravagan­t et chaotique. Désormais, les papiers qui décryptent le fonctionne­ment de l'administra­tion républicai­ne, les luttes de factions au sommet, les enquêtes en cours autour de ce qu'on appelle «l'affaire russe», sont souvent signés Haberman.

Quand le journalist­e fait son boulot

Acharnemen­t? C'est ce qu'on voudrait faire croire, de Moscou au bureau ovale. Le parti démocrate, par un journal proche de lui, dans une ville démocrate, chercherai­t une revanche après l'humiliante défaite de novembre 2016, dont il ne se remet pas. Mauvais procès. Le journal traite avec des pincettes la matière qu'il ne peut pas vérifier: par exemple le dossier graveleux qu'ont laissé filtrer les services de renseignem­ent. Et il serait coupable de ne pas s'intéresser à cette étrange visite d'une délégation russe dans la tour Trump à New York en juin 2016, venue offrir des munitions contre les démocrates, et dont le candidat républicai­n prétend n'avoir rien su.

Paradoxale­ment, la guérilla permanente ouverte par le président contre la presse critique a redonné, dans l'adversité, des couleurs au journalism­e. Quoi qu'on en dise à Washington ou ailleurs, le New York Times, dans des conditions industriel­les difficiles et dans une hostilité massive, continue ce qu'il sait faire: des reporters (comme Maggie Haberman) qui cherchent des faits; des éditeurs qui filtrent et vérifient. Des commentate­urs qui écrivent ce qu'ils veulent dans une partie séparée du journal; et ce n'est pas sa faute si ses trois columnists conservate­urs ont fini par lâcher eux-mêmes Trump.

Les journalist­es sont parfois célébrés comme des héros civiques – a posteriori. On le voit encore avec le nouveau film de Steven Spielberg, The Post, Pentagon Papers, qui décrit après d'autres le combat entre ceux qui veulent enterrer les vérités embarrassa­ntes et ceux qui veulent les dévoiler. Comprend-on que c'est ce qui est aujourd'hui en jeu, entre Donald Trump et, par exemple, Maggie Haberman?

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(BRYAN BEDDER/GETTY IMAGES)

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