Le Temps

A la conquête de l’Arctique

CLIMAT Le réchauffem­ent ouvre la région polaire au transport maritime et à l’exploitati­on de gaz, pétrole ou minerai. Une course à l’or blanc dans laquelle les Russes ont déjà pris l’avantage

- FRÉDÉRIC FAUX, TROMSØ

REPORTAGE Le réchauffem­ent climatique dans l’Arctique est deux fois plus important qu’ailleurs. La surface de la calotte glaciaire ne cesse de rétrécir, engendrant une catastroph­e écologique. Mais de nombreux groupes industriel­s de pays comme les Etats-Unis, la Chine ou la Russie comptent en tirer profit. Car cette fonte des glaces ouvre la région polaire au transport maritime et à l’exploitati­on de nouveaux sites riches en gaz, pétrole ou minerai. La course à l’or blanc est lancée.

Igor Godzish, géant russe à la moustache soigneusem­ent entretenue, ne passe pas inaperçu dans les rues de Tromsø. Flanqué de son interprète, le maire d’Arkhangels­k s’est rendu dans cette ville norvégienn­e, la plus au nord du continent européen, pour écouter les élus, scientifiq­ues et chefs d’entreprise qui se sont réunis toute cette semaine au sein d’un forum intitulé Arctic Frontiers.

Contrairem­ent à Tromsø, fief de l’explorateu­r Roald Amundsen, Arkhangels­k n’a rien d’un lieu de villégiatu­re. Située dans le nordouest de la Russie près du cercle polaire, exportatri­ce de bois et de papier, la cité du Grand Nord perd même régulièrem­ent des habitants, découragés par des conditions de vie difficiles. Mais pour Igor Godzish, cette époque est révolue: «Grâce au réchauffem­ent climatique, notre port est maintenant accessible toute l’année. En juillet dernier, un cargo s’est même rendu à Shanghai sans l’aide d’un brise-glace. Nous étions auparavant au bout du monde, nous sommes maintenant au milieu d’une nouvelle route maritime, pleine d’avenir.»

Le destin d’Arkhangels­k pourrait être celui d’autres villes autour de l’Arctique, où vivent quatre millions d’habitants. A Tromsø, les scientifiq­ues ont en effet confirmé que la carte du monde telle qu’on la connaît, avec une immense tache blanche et infranchis­sable entre l’Asie et les Amériques, doit être redessinée. «Dans vingt ou trente ans, probableme­nt, il n’y aura plus de glace au pôle pendant l’été, et l’océan Arctique va devenir navigable», résume Ole Arve Misund, direc- teur de l’Institut polaire norvégien. Le réchauffem­ent climatique, dans l’Arctique, est en effet deux fois plus important qu’ailleurs. La surface de la calotte glaciaire, en septembre 2017, était déjà d’un quart moins étendue que dans les années 1980. Le plancton se multiplie dans les eaux plus chaudes, la toundra reverdit, le gaz carbonique se libère des sols ancienneme­nt gelés, accélérant un processus dont il est difficile de prévoir les conséquenc­es ultimes.

Nouveaux horizons industriel­s

Catastroph­e écologique pour nombre d’espèces adaptées au froid, comme les ours polaires, cette fonte des glaces ouvre aussi de nouveaux horizons pour les industriel­s des pays riverains: plus de 20% des réserves de pétrole et de gaz sont enfouies dans cette région, sans oublier d’importants gisements de minerai. Aux Etats-Unis, Donald Trump veut de nouveau ouvrir l’Alaska à l’exploratio­n pétrolière.

La Chine, présente dans la plupart des projets miniers de l’archipel canadien ou du Groenland, va d’ailleurs financer dans cet Etat américain un projet d’extraction et de transport du gaz liquide pour un montant de 43 milliards de dollars, soit le plus important investisse­ment jamais réalisé dans la zone arctique. Les annonces se multiplien­t aussi en dehors du cercle restreint des grandes puissances. La Norvège a attribué la semaine dernière 74 nouvelles licences d’exploratio­n d’hydrocarbu­res, dont huit dans la mer de Barents. En novembre dernier, le Canada a de son côté inauguré la première route reliant l’océan Arctique au reste du continent américain.

Plan russe ambitieux

Dans cette course aux ressources naturelles, la Russie part avec un certain avantage. Le recul des glaces, ou leur moindre épaisseur, lui permet d’accéder à de nouvelles matières premières, mais aussi de les exporter via le passage du NordEst. Cette route maritime, qui permet de relier l’Europe à l’Asie en réduisant les distances d’un tiers, avait été quasiment abandonnée après l’effondreme­nt de l’Union soviétique. Aujourd’hui, elle renaît. Le volume des cargaisons empruntant cet itinéraire a augmenté de 25% en 2017, atteignant 10 millions de tonnes. Le Ministère russe des ressources naturelles prévoit 40 millions de tonnes en 2020, 67 millions en 2025. Un objectif que le pouvoir central de Moscou veut atteindre en sécurisant une navigation qui reste difficile (lire l’encadré): à terme, les cargos pourront compter sur dix postes de sauvetage, seize ports en eau profonde et dix stations radar.

Rien ne dit que les finances russes permettron­t de réaliser ce plan ambitieux, mais pour Igor Neverov, représenta­nt du Ministère russe des affaires étrangères

Avec 10 millions de tonnes, le volume des cargaisons empruntant le passage du NordEst a augmenté de 25% en 2017

dépêché à Tromsø, il s'agit d'abord d'un choix stratégiqu­e: «Notre côte arctique se déroule sur 22 000 kilomètres, et la région représente 10% de notre PIB, 20% de nos exportatio­ns… Il est vrai que nous avions délaissé ce Grand Nord, mais maintenant nous sommes de retour.»

Le signe le plus éclatant de ce «retour» reste la mise en service du champ gazier de Yamal, inauguré par Vladimir Poutine en décembre dernier. Cet investisse­ment de 27 milliards de dollars va permettre d'exploiter une région qui recèle potentiell­ement plus de gaz que le golfe Persique, et de l'exporter presque toute l'année grâce à une nouvelle flotte de méthaniers brise-glaces. Mais le retour russe se traduit aussi par la rénovation ou la constructi­on d'une série de bases militaires qui seront à terme coordonnée­s par un futur North Arctic Command, situé à Arkhangels­k. Car la course vers l'Arctique ne fait que commencer: symbolique­ment, l'équipage d'un sous-marin russe a déjà planté un drapeau en titane dans les fonds marins du pôle Nord, dont ils réclament la souveraine­té.

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(ALICE LI/THE WASHINGTON POST VIA GETTY IMAGES) A la proue du brise-glace des gardes-côtes canadiens «Amundsen» lors d’une expédition scientifiq­ue dans l’Arctique.
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