La «préférence indigène light» n’est pas si eurocompatible que cela
Pour la première fois, deux professeurs de droit ont analysé en profondeur la mise en oeuvre de l’initiative «Contre l’immigration de masse». Leurs conclusions: la nouvelle loi fait une entorse à la libre circulation des personnes
C'est une petite bombe qui a été dégoupillée dans le très sérieux Annuaire du droit des migrations 2016/2017, édité par des personnalités bien connues telles que Cesla Amarelle (encore professeure à l'Université de Neuchâtel au moment de l'édition) ou encore Astrid Epiney, la rectrice de l'Université de Fribourg.
Pour la première fois, deux professeurs associés de l'Université de Lausanne, Véronique Boillet et Francesco Maiani, ont passé au crible la «préférence indigène light». Dès le 1er juillet prochain, ce nouveau système obligera les employeurs à annoncer aux Offices régionaux de placement (ORP) les postes vacants dans les professions pour lesquelles le taux de chômage atteint 8%. Une manière de favoriser les travailleurs dits indigènes et de concrétiser l'initiative «Contre l'immigration de masse» sans porter atteinte à la voie bilatérale, selon le parlement fédéral qui a élaboré cette nouvelle loi.
Souvenez-vous… Au moment de son adoption, en décembre 2016, parlementaires et conseillers fédéraux le répétaient en boucle: la «préférence indigène light» est eurocompatible. Elle est conforme au principe de libre circulation des personnes. L'Union européenne, dans les conclusions de son Conseil de février 2017, partageait ce point de vue avec toutefois quelques réserves.
Une discrimination fondée sur la résidence
L'analyse de droit approfondie réalisée par les professeurs Boillet et Maiani vient remettre en cause ces certitudes. Leurs conclusions? La «préférence indigène light» est indirectement discriminatoire au sens de l'accord sur la libre circulation des personnes. Indirectement, car si elle ne privilégie pas les Suisses, sachant qu'un frontalier peut s'inscrire auprès d'un Office régional de placement tout comme un Européen qui réside dans le pays, elle introduit par contre une discrimination fondée sur le lieu de résidence.
Pour faire simple, prenons l'exemple de Yann et Marco, deux cousins au chômage dont l'un réside à Pontarlier, en France voisine, et l'autre à Lisbonne, au Portugal. Le premier pourra s'annoncer auprès d'un office de placement neuchâtelois et bénéficier de la nouvelle loi dès le 1er juillet. Mais son cousin Marco, de Lisbonne, n'aura pas le même droit. Ainsi, il ne connaîtra pas à l'avance les postes vacants annoncés auprès des ORP et ne bénéficiera pas des mêmes possibilités d'être convoqué à un entretien. «C'est à l'égard de cette catégorie de personnes que la procédure d'annonce préalable peut poser problème sous l'angle du principe de non-discrimination», écrivent les professeurs de droit associés de l'Université de Lausanne.
Loi friable devant la justice
A partir de ce constat, Marco, notre chômeur fictif de Lisbonne, pourrait en théorie porter son cas et gagner devant la justice. En pratique, c'est toutefois plus compliqué. Encore faut-il qu'il soit au courant du nouveau droit suisse et que le Tribunal fédéral suive entièrement le raisonnement des professeurs lausannois.
Au-delà du travailleur européen, un employeur suisse pourrait aussi recourir contre la «préférence indigène light» au motif que cette disposition est trop bureaucratique et contraire à l'esprit de la libre circulation des personnes. «Il est trop tôt pour dire s'il y aura des velléités de la part de certaines entreprises de recourir auprès du Tribunal fédéral, indique Marco Taddei, responsable pour la Suisse romande de l'Union patronale suisse. Cette «préférence indigène light» représente un grand saut dans l'inconnu. Il y aura de toute manière une période d'adaptation. Nous sommes déjà heureux que le Conseil fédéral ait fait preuve de sagesse en reportant la mise en oeuvre au 1er juillet et en fixant le taux de chômage déclencheur à 8%.»
La solution la moins pire
Pour la plupart, les entrepreneurs jugent aussi les nouvelles dispositions préférables au retour des contingents que plébiscitait l'initiative «Contre l'immigration de masse». On en revient à la quadrature du cercle: le parlement ne pouvait pas mettre en oeuvre l'initiative de l'UDC tout en respectant l'accord sur la libre circulation des personnes, est persuadée Véronique Boillet, l'une des auteurs de l'analyse: «Le choix du parlement était le bon: il a renoncé à une application à la lettre qui aurait remis en question les fondements mêmes des relations bilatérales et a opté pour des mesures limitées prenant soin d'éviter toute violation importante de l'accord sur la libre circulation des personnes.»
Bien que pas tout à fait conforme aux engagements européens de la Suisse, la «préférence indigène light» n'est donc pas condamnée, ajoute Véronique Boillet. «J'aurais tendance à penser qu'il est peu probable que l'Union européenne y revienne à court terme. A contrario, notre analyse permet aussi d'identifier que cette loi n'aura que peu d'effets sur les demandeurs d'emploi dits indigènes, du moment où elle n'exclut pas les frontaliers.»
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«Le choix du parlement était le bon: il a renoncé à une application à la lettre qui aurait remis en question les fondements mêmes des relations bilatérales» Stämpfli Verlag AG, Berne.