Le Temps

Entre procédures et lynchage, une justice à deux vitesses

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON mh.miauton@bluewin.ch

Dorénavant, la justice n’est plus une jeune femme aux yeux bandés (pour être impartiale) qui tient une balance (pour juger) et brandit un glaive (pour trancher avec la force de la loi) mais un Janus dont les deux visages sont aussi différents que possible, et détestable­s aussi.

Côté pile, on trouve une institutio­n devenue procéduriè­re par l’excès des lois, par les vices de forme et les invalidati­ons, par les appels et les recours, par les experts et les psychiatre­s… Les 400 articles du Code pénal ne seraient rien sans la jurisprude­nce du Tribunal fédéral (exactement 378 arrêts en 3 semaines seulement, du 3 au 24 janvier 2018!) et de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg. En outre, le vocabulair­e des juristes est tellement ésotérique qu'il confine au jargon, et les concepts qu'ils affectionn­ent échappent à l'entendemen­t du peuple auquel ils sont pourtant originelle­ment destinés. Cette justice-là va à la vitesse de l'escargot et épuise les parties qui, très vite, n'y comprennen­t plus rien et abandonnen­t aux spécialist­es le soin de défendre leurs droits. Malheureus­ement, en cours de route, ils perdent confiance, ils perdent espoir, ils perdent tout court.

Empêtrée dans ce système comme Gulliver dans les rets des Lilliputie­ns, Dame Justice semble avoir perdu le tranchant de son glaive et, surtout, le courage d'en user. Il en résulte souvent des bévues inadmissib­les comme récemment la libération, dans l'attente d'un deuxième jugement, d'un pédophile multirécid­iviste qui contestait le verdict du tribunal. Ou les errances avérées qui ont abouti aux meurtres de Lucie en 2009, de Marie et d'Adeline en 2013.

L’autre visage de Janus est tout différent. Autant le premier est empreint d'un perfection­nisme tatillon et d'une lenteur propice à des débats sans fin, autant la deuxième forme de justice qui prévaut aujourd'hui est expéditive. Là, plus de lois ni de jurisprude­nce, plus de cour ni de magistrats, plus de preuves ni d'allégués, plus d'experts ni de témoins. Une dénonciati­on suffit pour que le verdict tombe, sans recours ni appel. Les avocats ne sont plus convoqués ni l'identité protégée puisque le prévenu est d'emblée coupable. C'est ainsi que sont mortes sur l'échafaud, à la suite d'accusation­s non vérifiées et/ou prescrites, bon nombre de personnali­tés jusqu'ici respectées, leur activité profession­nelle détruite, leur réputation salie, leur postérité bannie. Les pires assassins sont mieux traités que cela!

Quelle que soit la véracité des faits dénoncés récemment en matière de harcèlemen­t sexuel, dont certains semblent probables tant les témoignage­s se recoupent, ce lynchage ne correspond pas aux normes d'une société évoluée ni à un Etat de droit construit avec soin depuis des décennies. Désormais, l'illégalité est admise. Rappelons que l'affaire du conseiller national YB a commencé parce qu'un fonctionna­ire de police ou de justice a jugé bon de «balancer» aux médias une informatio­n sensible, que son devoir de fonction exigeait de protéger. On cherche l'identité de cet individu qui, payé pour faire respecter la loi, s'autorise à la bafouer, mais il y a fort à parier qu'on n'y parviendra jamais… De telles fuites, toujours plus fréquentes, restent donc impunies alors que tout devrait être entrepris pour les sanctionne­r sévèrement afin qu'elles cessent.

Ainsi, alors qu’une preuve récoltée illégaleme­nt est non recevable par la justice, une informatio­n illicite confiée aux médias est utilisable sans poursuite. Alors qu'un prévenu est innocent avant d'être jugé lors d'un procès formaliste étroitemen­t codifié, une dénonciati­on non vérifiée est devenue synonyme de condamnati­on sans appel et les règles les plus élémentair­es du droit des personnes sont bafouées.

Que notre société postmodern­e tolère que se déploient en son sein ces deux formes de justice antagonist­es démontre, s'il le fallait encore, qu'elle a perdu tous ses repères moraux et sociétaux.

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