Entre procédures et lynchage, une justice à deux vitesses
Dorénavant, la justice n’est plus une jeune femme aux yeux bandés (pour être impartiale) qui tient une balance (pour juger) et brandit un glaive (pour trancher avec la force de la loi) mais un Janus dont les deux visages sont aussi différents que possible, et détestables aussi.
Côté pile, on trouve une institution devenue procédurière par l’excès des lois, par les vices de forme et les invalidations, par les appels et les recours, par les experts et les psychiatres… Les 400 articles du Code pénal ne seraient rien sans la jurisprudence du Tribunal fédéral (exactement 378 arrêts en 3 semaines seulement, du 3 au 24 janvier 2018!) et de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg. En outre, le vocabulaire des juristes est tellement ésotérique qu'il confine au jargon, et les concepts qu'ils affectionnent échappent à l'entendement du peuple auquel ils sont pourtant originellement destinés. Cette justice-là va à la vitesse de l'escargot et épuise les parties qui, très vite, n'y comprennent plus rien et abandonnent aux spécialistes le soin de défendre leurs droits. Malheureusement, en cours de route, ils perdent confiance, ils perdent espoir, ils perdent tout court.
Empêtrée dans ce système comme Gulliver dans les rets des Lilliputiens, Dame Justice semble avoir perdu le tranchant de son glaive et, surtout, le courage d'en user. Il en résulte souvent des bévues inadmissibles comme récemment la libération, dans l'attente d'un deuxième jugement, d'un pédophile multirécidiviste qui contestait le verdict du tribunal. Ou les errances avérées qui ont abouti aux meurtres de Lucie en 2009, de Marie et d'Adeline en 2013.
L’autre visage de Janus est tout différent. Autant le premier est empreint d'un perfectionnisme tatillon et d'une lenteur propice à des débats sans fin, autant la deuxième forme de justice qui prévaut aujourd'hui est expéditive. Là, plus de lois ni de jurisprudence, plus de cour ni de magistrats, plus de preuves ni d'allégués, plus d'experts ni de témoins. Une dénonciation suffit pour que le verdict tombe, sans recours ni appel. Les avocats ne sont plus convoqués ni l'identité protégée puisque le prévenu est d'emblée coupable. C'est ainsi que sont mortes sur l'échafaud, à la suite d'accusations non vérifiées et/ou prescrites, bon nombre de personnalités jusqu'ici respectées, leur activité professionnelle détruite, leur réputation salie, leur postérité bannie. Les pires assassins sont mieux traités que cela!
Quelle que soit la véracité des faits dénoncés récemment en matière de harcèlement sexuel, dont certains semblent probables tant les témoignages se recoupent, ce lynchage ne correspond pas aux normes d'une société évoluée ni à un Etat de droit construit avec soin depuis des décennies. Désormais, l'illégalité est admise. Rappelons que l'affaire du conseiller national YB a commencé parce qu'un fonctionnaire de police ou de justice a jugé bon de «balancer» aux médias une information sensible, que son devoir de fonction exigeait de protéger. On cherche l'identité de cet individu qui, payé pour faire respecter la loi, s'autorise à la bafouer, mais il y a fort à parier qu'on n'y parviendra jamais… De telles fuites, toujours plus fréquentes, restent donc impunies alors que tout devrait être entrepris pour les sanctionner sévèrement afin qu'elles cessent.
Ainsi, alors qu’une preuve récoltée illégalement est non recevable par la justice, une information illicite confiée aux médias est utilisable sans poursuite. Alors qu'un prévenu est innocent avant d'être jugé lors d'un procès formaliste étroitement codifié, une dénonciation non vérifiée est devenue synonyme de condamnation sans appel et les règles les plus élémentaires du droit des personnes sont bafouées.
Que notre société postmoderne tolère que se déploient en son sein ces deux formes de justice antagonistes démontre, s'il le fallait encore, qu'elle a perdu tous ses repères moraux et sociétaux.
▅