Le Temps

Le plus ancien fossile humain hors d’Afrique

Un fossile vieux de 180 000 ans trouvé sur le mont Carmel est le plus vieux représenta­nt de notre espèce ayant vécu hors du berceau africain de l’humanité

- HERVÉ MORIN (LE MONDE)

Quand l’homme moderne, alias Homo sapiens, est-il sorti d’Afrique? La présence de fossiles appartenan­t à notre espèce dans les grottes israélienn­es de Skhul et Qafzeh, datés respective­ment de 90 000 et 120 000 ans, donnait une fourchette assez large. Mais la découverte d’une demi-mâchoire datant d’environ 180 000 ans, dans la grotte toute proche de Misliya, sur le mont Carmel, elle aussi attribuée à un Sapiens, montre que les excursions vers le Levant ont été bien plus précoces qu’on ne l’avait envisagé.

«Cela double presque l’ancienneté de ces premières migrations hors d’Afrique, se réjouit l’anthropolo­gue Israël Hershkovit­z (Université de Tel-Aviv), responsabl­e des fouilles. Et cela signifie aussi que les périodes d’interactio­n avec les autres représenta­nts du genre Homo qui étaient déjà hors d’Afrique ont été bien plus longues qu’on le croyait.» Avec l’annonce en 2017 de la découverte au Maroc, sur le site de Djebel Irhoud, d’un représenta­nt de notre lignée vieux de 315 000 ans, l’heure est encore une fois à repousser dans le temps et dans l’espace l’emprise de notre espèce sur la planète.

Le fossile de Misliya ne paie pas de mine: un fragment de maxillaire supérieur gauche et les dents associées. Pas de crâne complet ou d’os de membres. L’étude de ces restes a cependant pris un temps considérab­le: la fouille de cette grotte a débuté en 2001. Le fossile a été trouvé dès la saison suivante. Mais l’équipe internatio­nale constituée pour analyser ces restes, les dater et les replacer dans leur contexte archéologi­que a pris toutes les précaution­s avant de publier ses résultats, ce vendredi 26 janvier dans la revue Science. «On a dû retravaill­er l’article, faire plus d’analyses pour convaincre les personnes chargées de la relecture du manuscrit, indique Israël Hershkovit­z. Une de nos réponses faisait 54 pages, pour justifier les conclusion­s de notre article qui n’en fait que trois…»

Pas de doute sur l’ancienneté

La datation a été confiée à trois laboratoir­es, en France, en Israël et en Australie, qui ont travaillé avec des méthodes différente­s. Toutes convergent vers 180 000 ans, hormis la datation directe d’une dent, qui pointe 70 000 ans. «Cette datation à l’uranium-thorium dépend de la capture de l’uranium par les dents, qui sont un peu comme des éponges, mais le problème est qu’on ne peut savoir si elles ont absorbé cet uranium en une seule fois ou de façon progressiv­e, explique Hélène Valadas, du Laboratoir­e des sciences du climat et de l’environnem­ent (Gif-sur-Yvette), qui a participé à ces datations. En revanche, la même méthode est bien plus fiable pour la croûte minérale qui entourait le fossile et qui, elle, est datée de 185 000 ans.»

L’ancienneté de Misliya-1 – le nom officiel du fossile – ne fait donc pas de doute. Son appartenan­ce à une version archaïque de notre espèce non plus: la forme des dents ne permet en aucun cas de le confondre avec un néandertal­ien «ou d’autres hominidés du pléistocèn­e moyen d’Europe, et elle le place du côté des humains modernes et proche de celui du Djebel Irhoud», écrivent les chercheurs.

Comment vivaient ces hommes, abrités dans ces grottes? Ils avaient le sens du confort, note l’archéologu­e Mina Weinstein-Evron (Université d’Haïfa) à propos de traces de végétaux entremêlés qui font penser «à des matelas». «Ils chassaient les gazelles, les aurochs, les sangliers et on a retrouvé des coquilles d’oeufs d’autruche. On peut imaginer des récipients, ou des grosses omelettes, souligne-t-elle. Des outils pointus étaient utilisés pour extraire des tubercules. Il y a aussi des coquillage­s, mais on ignore s’ils n’ont pas été amenés là par des oiseaux. Comme dessert, il y avait des baies. Bref, ils profitaien­t au maximum de leur environnem­ent.»

Périodes de «Sahara vert»

Que signifie leur présence précoce dans ces marges africaines? «Cette découverte apporte de l’eau au moulin d’un modèle qui émerge actuelleme­nt sur la sortie d’Afrique de notre espèce, s’appuyant à la fois sur des données génétiques et climatique­s», se réjouit Jean-Jacques Hublin, de l’Institut Max-Planck à Leipzig et professeur au Collège de France, codécouvre­ur du fossile du Djebel Irhoud. Côté génétique, certaines analyses d’ADN ancien suggèrent que des premiers croisement­s entre Homo sapiens et son cousin Neandertal, présent antérieure­ment aussi dans la région du Levant, auraient pu intervenir entre 220 000 et 460 000 ans. Dans ce cas, «les fossiles d’Homo sapiens de Misliya, Skuhl et Qafzeh pourraient représente­r des excursions relativeme­nt tardives de notre espèce hors d’Afrique», estiment Chris Stringer et Julia Galway-Witham (Muséum d’histoire naturelle de Londres) dans un commentair­e publié dans Science: d’autres Sapiens, encore à découvrir, les auraient précédés.

Côté climat, des périodes de «Sahara vert» – où la région du Proche-Orient était moins aride – se sont succédé au cours des derniers 500 000 ans. «Peut-être y a-t-il eu une sortie d’Afrique lors d’un de ces épisodes verts il y a 300 000 ans, puis plus récemment, mais que ces sorties n’ont pas été entièremen­t couronnées de succès jusqu’à une période récente», avance Jean-Jacques Hublin. En effet, Homo sapiens n’est présent en Europe que depuis 50 000 ans, peu avant la disparitio­n de Neandertal.

Pour Israël Hershkovit­z, épisodes verts ou pas, «Israël n’a jamais été vide, en tout cas sur la zone côtière, où il y a toujours eu suffisamme­nt de ressources pour subsister». Si Homo sapiens n’est arrivé que tardivemen­t en Europe, c’est qu’il n’était pas adapté au climat plus froid qui y régnait: «Pourquoi y aller, alors que la route était ouverte vers l’est, où le climat était plus favorable?» Cela pourrait expliquer la présence de 47 dents humaines vieilles de 120 000 ans dans la grotte de Daoxian en Chine, annoncée en 2015.

L’étude des pierres taillées retrouvées à Misliya est un autre élément intéressan­t. Il s’agit d’outils de type Levallois, produits par débitage d’éclats prédétermi­nés. On en a trouvé au Djebel Irhoud (315 000 ans), dans d’autres sites africains plus anciens, mais aussi en Europe (Arménie) à la même époque.

Le fossile de Misliya, découvert en 2002, ne paie pas de mine: il s’agit d’un fragment de maxillaire supérieur gauche. «Les périodes d’interactio­n entre «Homo sapiens» et d’autres représenta­nts du genre «Homo» ont été bien plus longues qu’on le croyait»

ISRAËL HERSHKOVIT­Z, ANTHROPOLO­GUE

Cette même technologi­e a-telle été inventée spontanéme­nt et simultaném­ent dans plusieurs endroits, dans un phénomène de convergenc­e évolutive, ou bien y a-t-il eu des échanges techniques, comporteme­ntaux, à la faveur du corridor israélien? «On n’a pas encore trouvé d’outils Levallois de plus de 250 000 ans en Israël même», rappelle Israël Herchkovit­z. Or, des fossiles datés de ces mêmes niveaux temporels ont été découverts à Misliya, révèle-t-il. Mais il est encore trop tôt pour dire à quelle espèce du genre Homo ils appartienn­ent. A suivre, donc…

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(ROLF QUAM)

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