Le Temps

Roméo et Juliette à hauteur d’enfance

Christiane Suter et Dominique Catton montent à Genève «Les Séparables», romance drôle puis déchirante signée Fabrice Melquiot. Au Théâtre Am Stram Gram, la pièce brûle comme un premier baiser

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Les Séparables, Genève, Théâtre Am Stram Gram, jusqu’au 4 février. Rens. www.amstramgra­m.ch

A l’Open d’Australie ces jours, on appelle ça un retour gagnant. Dominique Catton, ce patriarche aux bras larges comme ceux du roi pêcheur, revient à la maison, à Am Stram Gram, cette nef qu’il a fait construire à Genève. Ce théâtre, c’est sa vie. A l’origine, en 1974, il était nomade. Puis il a pris racine dans un bâtiment qui est tout à la fois une volière et une tanière. Dominique Catton et sa compagne, Christiane Suter, y avaient fait leurs adieux en 2012. Ils y reviennent avec Les Séparables, pièce écorchée douce signée Fabrice Melquiot, cet auteur capable de tous les sortilèges, l’homme justement à qui ils ont transmis le flambeau – l’écrivain dirige Am Stram Gram.

Buffalo Bill et Pocahontas

Ça aurait pu être le combat de trop. Le vieux champion qui ne résiste pas à la tentation du filet. C’est le punch de la jeunesse au contraire qui frappe, comme une chanson de Shakira, l’idole de Romain et de Sabah, les amants en herbe du conte. Ils ont 9 ans et des poussières. Lui se prend pour Buffalo Bill, elle pour Pocahontas. Sur son cheval, il cavale pour échapper aux baisers de ses parents – ils passent beaucoup de temps au lit. Sous le tipi, elle fume le calumet de l’aventure. Ils habitent à une flèche l’un de l’autre, perchés chacun sur une échelle. Une rue les sépare, mais c’est un monde aussi. Elle est d’origine arabe, il est Français.

Des planches de romance

Si Les Séparables touche, c’est que Fabrice Melquiot écrit à tous les temps, celui de nos 10 ans, celui de nos 16 ans, celui de nos maturités incertaine­s. Ses formules sont joueuses, jamais frimeuses. Voyez comment Dominique Catton et Christiane Suter rêvent cet «Eveil du printemps». Sous un ciel bleu indigo, sur le faîte d’un grenier, une tignasse maraude. C’est le jeune Antoine Courvoisie­r dans le rôle de Romain. Ses yeux de matou ébaudi transperce­nt la nuit. Un, deux, trois: un voile s’envole et ce sont les planches de la romance qui paradent sous vos yeux.

Pas de vidéo ici, d’hologramme­s, d’algorithme musical, mais l’armature d’un bateau corsaire: un plancher suspendu, une lune qui se révélera tambourin et les ficelles du métier. Au coeur du dispositif règne le musicien Renaud Millet-Lacombe, qui attise d’une main baladeuse le feu de la tendresse. Romain rumine son spleen. Sabah croque les makrouts de sa mère, ces gourmandis­es d’Alger. «Tes parents, ils n’aiment pas les Arabes.» Il veut pas croire. Mais elle a raison. Bientôt, ils partent sur les traces d’une cacahuète géante. Un mystère que Romain a inventé, parce que Sabah le rend poète. Cette fois, c’est sûr, ils ont le béguin. Jusqu’à ce crépuscule de série crapoteuse: deux hommes gisent dans une flaque de sang, un Français, un Arabe. Ce sont leurs pères et leur loi est sinistre.

Les Séparables tourne autour de cette entaille: un premier amour qui a la beauté frappading­ue de ce qui ne reviendra pas. C’est un spectacle sur le temps, celui de l’émoi et du regret, de l’action et du poème qui s’ensuit comme une consolatio­n. L’exploit, c’est que ces glissement­s sont harmonieux. Ça tient aux acteurs, à leur feu de novices. Nasma Moutaouaki­l, qui pratique le karaté et le violon, n’avait jamais joué, Antoine Courvoisie­r à peine: ils sont accordés comme deux karatékas, jouissant de chaque prise, délicats dans l’empoignade, crédibles sur le toboggan de l’adolescenc­e, jusqu’à l’embardée fatale, le dérapage de deux pères en colère qui emporte tout.

Bien que novices, les jeunes Antoine Courvoisie­r et Nasma Moutaouaki­l s’accordent magnifique­ment, comme deux karatékas jouissant de chaque prise. Deux hommes gisent dans une flaque de sang, un Français, un Arabe. Ce sont leurs pères et leur loi est sinistre

Ce «Roméo et Juliette», Dominique Catton et Christiane Suter l’ont réglé en maîtres horlogers. Les répliques fusent, les tempi parlent, le charme opère. Antoine Courvoisie­r alias Romain a 20 ans à présent. Il n’attend plus Sabah, il l’attend évidemment. Il a tenu d’autres filles dans ses bras, il a souvent cru que c’était elle. A l’horizon, justement, elle passe dans une robe coquelicot à affoler le pinceau de Rothko. «Tu sais ce que c’est un quasar? interroge Romain. Un quasar, c’est une source lumineuse très distante et très brillante, quasiment ponctuelle, au centre d’une galaxie.» Les amours d’enfance sont des comètes. Il suffit de lever les yeux: elles brûlent toujours.

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(ARIANE CATTON BALABEAU)

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