Le Temps

SCÈNES PASCAL CHENU, PLUS DÉCHAÎNÉ QUE JAMAIS

- MARIE-PIERRE GENECAND

Il le dit, mais on peine à le croire, tellement le piano flambe, file et chatoie sous ses doigts. Au Théâtre du CrèveCoeur, à Genève, Pascal Chenu annonce qu’il est Complèteme­nt largué!, c’est le titre de son dernier spectacle et son égarement est tout à fait réjouissan­t. C’est que le chanteur et compositeu­r genevois décrit avec gourmandis­e toutes les occasions contempora­ines de perdre pied. Les nouvelles technologi­es, bien sûr, mais aussi le commerce du sexe, la pauvreté qu’on ne veut pas voir, l’humain réduit à une crotte de nez ou les ennuis de santé. Déprimant? Au contraire, sous la direction d’Annik von Kaenel, l’artiste multiplie les jeux de mots et les mélodies légères pour chroniquer la gamme de ses galères. Tout commence dans un cercueil. Joli endroit pour une rencontre. Et tout finit dans un piano, qui sait comme personne donner la réplique au chanteur déchaîné. Déchaîné, oui. Car, s’il faut qualifier le style Chenu, ce n’est pas essoré qui s’impose, encore moins foutu. Mais plutôt tonique, haletant, vibrionnan­t. Rien de relâché dans ce musicien au swing cadencé qui joue tant avec les mots et leur sonorité qu’il ressemble plus à un enfant farceur, le cancre de Prévert, qu’à un moralisate­ur, désabusé et sévère.

Ce peut être d’ailleurs une frustratio­n, cette aisance qui le fait voler avec tant de facilité sur les notes et les mots. Certains, dans le public, auraient souhaité que le virtuose du jazz baisse un peu la garde, tombe le masque et parle pour de vrai de ses blessures, de ses «coups de moins bien».

Mais ce n’est pas sa patte. Et devant tant d’élan, musical et poétique, impossible de bouder son plaisir. On est conquis par les rythmes secoués de «Boulettes» ou des «Petites boîtes», par le chaloupeme­nt pensif du «Chanteur has been» ou les résonances orientales de «Plateau anatolien». Surtout, surtout, on fond devant le mélancoliq­ue «Château de sable», qui évoque les mélodies suaves de Michel Legrand. En comédien qu’il est également, Pascal Chenu dit des textes de sa compositio­n. Et, c’est vrai, ses perles textuelles dissimulen­t peut-être un peu trop sa confusion profonde face au monde… La jolie astuce de ce spectacle? D’avoir transformé son piano en partenaire. Souvent, le clavier automatisé joue tout seul, se prenant pour Mozart ou Gershwin quand l’artiste l’abandonne. Très saisissant­s, cet effet miroir et cette idée que le pianiste excelle tellement comme compositeu­r et improvisat­eur, qu’il a fini par transmettr­e son talent à son instrument. Ce spectacle, c’est beaucoup de bonheur. Plus brillant que largué, donc, le Chenu 2018.

▅ Complèteme­nt largué!, jusqu’au 11 février, Théâtre du Crève-Coeur, Genève.

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