Le Temps

Emportés par une avalanche, ils racontent leur angoisse

Ils sont tous coutumiers des pentes enneigées, mais cela ne les a pas empêchés de se faire piéger. Quatre victimes racontent leur expérience. Ce jour où la montagne, un instant, a trahi leur confiance

- CAROLINE CHRISTINAZ ET SERVAN PECA @caroline_tinaz @servanpeca

Ces habitués des pentes enneigées ne s’attendaien­t pas à ce qu’un monstre de neige s’abatte sur eux. En cette période de danger accru, ils témoignent

Ils s’appellent Cachou, Diane, Christian, Hubert. Tous ont vécu l’avalanche. Tous en ont réchappé, pas toujours indemnes. Et surtout ils s’en souviennen­t. Car quelque chose a changé irrémédiab­lement dans leur vie d’amoureux de la montagne. Il a suffi d’un instant, et ce qui semblait si sûr est devenu brutalemen­t instable, dangereux, incompréhe­nsible et potentiell­ement mortel. A lire leurs témoignage­s, on comprend que, parfois, arpenter la montagne revient à jouer à la roulette russe. Rescapés, ils sont devenus plus prudents, s’entourent de guides de confiance ou se sont éloignés des pentes sauvages.

Jean-Luc Lugon, lui, a appris à décrypter la neige. Il l’observe, l’étudie, surveille son territoire – la vallée du Trient. Il guette et alerte au besoin. Lundi dernier, le risque était maximal, il a donc fait évacuer des zones menacées dans les villages de Trient et Finhaut: les avalanches, heureuseme­nt, n’ont fait que frôler les maisons.

Ce début d’année 2018 est une période assez particuliè­re. Dans les Alpes suisses, l’enneigemen­t est nettement supérieur aux moyennes saisonnièr­es, constate le Bureau des avalanches. Et dans certaines zones, les quantités de neige rejoignent les valeurs extrêmes enregistré­es à la fin février 1999, une année où on avait recensé de nombreuses avalanches. Et la station de Zermatt, tout comme ces derniers jours, s’était retrouvée coupée du monde à deux reprises.

«Tout à coup, toute la neige ondulait autour de moi. C’est comme si j’avais brisé un miroir»

Il a fallu plusieurs mois à Cachou pour pouvoir à nouveau regarder les montagnes sans ressentir un profond dégoût. Pour elle, plus que pour bien d’autres, cet hiver est particulie­r. Le danger d’avalanche accru exacerbe sa méfiance. «Avant mon avalanche, j’aurais évité les randonnées par danger 5. Maintenant, je ne peux simplement pas m’imaginer aller dans un fond de vallée.»

Pour cette jeune femme, le choc post-traumatiqu­e a été plus difficile à gérer que l’avalanche elle-même. «Je ne regardais pas la réalité en face. Je n’avais plus de contact avec mes enfants. Je pleurais tous les soirs.» C’était il y a moins d’un an et elle ne s’en est pas encore totalement remise.

Impossible à oublier. Si les cicatrices laissées par les avalanches sur le manteau neigeux sont éphémères, elles demeurent indélébile­s dans l’esprit de leurs victimes. Comme si les secondes avaient, à cet instant, pris l’apparence d’heures, le temps leur a soudain paru plus long. Tous se souviennen­t miette par miette de l’avalanche qui a failli emporter leur vie. Ces 8 décembre, 22 janvier, 1er et 22 avril sont restés ancrés dans leur mémoire.

«La montagne s’est détachée»

C’était le premier jour de poudreuse de la saison. Il avait neigé la veille et le bulletin indiquait un danger de niveau 3. Inconditio­nnelle de la godille, Diane dévale les pentes enneigées depuis des années. Ce qu’elle aime, c’est tracer des virages dans la neige vierge, parallèlem­ent à ceux du guide. Sur les photos, c’est esthétique. Ce jour-là, comme à l’accoutumée, à peine arrêtée à côté du professeur de ski, elle dégaine son appareil et se retourne vers la pente qu’elle vient de tracer pour la photograph­ier. «C’est à cet instant que j’ai vu la montagne se détacher.»

A près de 3000 mètres d’altitude, les cristaux de neige étincelaie­nt dans l’air vif. Ce jour-là, différents éléments avaient rendu Diane craintive. «Normalemen­t, pour faire du hors-piste, j’ai toujours recours à un guide. Mais cette fois, nous avions pris un professeur de ski», explique-t-elle. Le moniteur a emmené ses clients à Back Mont-Fort, un hors-piste prisé des 4 Vallées. «Je n’avais pas envie d’y aller, car on m’avait toujours dit qu’il ne fallait pas y descendre juste après des chutes de neige.» Mais la motivation du groupe a été plus forte que ses appréhensi­ons. Au sommet de la télécabine, elle a tourné le dos au Grand-Combin et plongé derrière ses amis sous la Rosablanch­e, pour suivre l’itinéraire normal qui sinue entre les glaciers.

Skier léger, ne pas trop appuyer

C’est dans la même région que Christian a vu le sol se dérober sous ses skis. Il était 13h, le 1er avril. Une neige fraîche et étonnammen­t poudreuse pour la saison avait placé le Valais en danger 3. Sur l’ultime pente avant le barrage de Cleuson, le trentenair­e est le dernier à descendre. Il jette son dévolu sur un itinéraire vierge, à quelques mètres des traces de ses camarades. Dans sa tête, il se répète: skier léger, ne pas trop appuyer dans les virages, être fluide. Dès qu’il franchit la rupture de pente, il aperçoit une fissure déchirer le manteau neigeux. Pas un bruit, juste un éclair. «C’est une sensation particuliè­re. Tout à coup, toute la neige ondulait autour de moi. Comme si j’avais brisé un miroir. D’abord, ça se craquelle de côté et les fractures donnent l’impression de se rapprocher de toi. Tout devient fluide et se met en mouvement.» Un instant, il se surprend à admirer la beauté de la scène dont il fait partie. L’avalanche prenant de l’envergure, le ravissemen­t disparaît. Et son combat commence.

«Comme une bagarre»

Il tente d’appliquer certains préceptes de skieurs avertis. Tirer une ligne droite et se réfugier en lieu sûr. «J’ai presque réussi, j’y croyais, vraiment. Mais l’avalanche a emporté mes skis», se souvient-il. Une fois pris au piège, nager dans la coulée s’avère aussi impossible. En fait, Christian est totalement impuissant. La montagne n’y porte aucune attention, mais le skieur est à sa merci.

«C’est comme une bagarre. Lorsque tu es couché et qu’un inconnu t’assène des coups. Tu es incapable de te relever, les coups s’abattent sur toi et tu dois encaisser. C’est très physique. Et mentalemen­t, il faut tenir.» Dans sa chute, il garde les yeux ouverts. Dilatées, ses pupilles sont assaillies de flashs, successive­ment blancs et bleus. «Avec le bleu, je prenais un coup. Le blanc était synonyme d’une courte trêve.» Au-delà de la douleur, c’est le manque d’air qui l’angoisse. Dès sa première respiratio­n, de la neige légère s’introduit dans ses poumons. Il met son bras en écharpe autour de sa bouche. «C’est tout ce que j’ai pu faire.»

Une randonnée cher payée

Quand la plaque se détache sous ses skis, Hubert a le réflexe de tirer sur la poignée de son sac airbag. Ce jour de janvier, le danger venait de passer du 3 au 2. Malgré ses quinze années d’expérience et ses précaution­s, Hubert est capturé par une plaque à vent dissimulée sous le manteau neigeux. Sous le col des Pauvres, dans les Alpes vaudoises, il dévale la pente sur 1000 mètres. «Si je n’avais pas eu d’airbag, j’aurais sans doute été enseveli sous 2 mètres de neige», témoigne-t-il.

L’homme a eu la vie sauve, mais l’avalanche lui a coûté une jambe. «J’ai senti mon corps être étiré, mais je ne me souviens pas de douleur particuliè­re liée à la perte d’un membre», livre ce chef de course du club alpin suisse.

Hubert a toujours été prudent. Jamais, dit-il, il ne se permettait d’aborder des pentes de plus de 30° avec un groupe par danger 3. Mais seul, il s’autorisait quelques écarts. «C’est ridicule, comme si ma vie valait moins que celle des autres», ressasse-t-il. Cette randonnée est cher payée, mais il veut en tirer un message préventif. «L’airbag ne suffit pas à se tirer d’affaire. Et désormais, alors que j’ai repris le ski, même en danger 2, je rechigne à m’approcher des pentes en hors-piste.»

Trouver une explicatio­n

A les entendre, arpenter la montagne peut s’apparenter à une partie de roulette russe. Malgré l’incertitud­e, toutes les victimes tentent de trouver une explicatio­n à leur sort. «Notre avalanche s’est déclenchée sur une moraine, un terrain qui, selon les montagnard­s, est plus propice au phénomène», souligne Diane. «Il y avait trop de neige fraîche, une rupture de pente et le tout sur une face nord», suppose Christian. Aucun n’ose évoquer la malchance.

Pour Cachou, toutefois, la cause de son avalanche est demeurée obscure, jusqu’à son retour à la cabane. Cette journée d’avril 2017, elle ne distinguai­t pas la terre du ciel, tant le jour était blanc. Alors qu’elle montait en peaux de phoque, derrière un guide de montagne, à Valgrisenc­he, en Italie, le danger est venu des airs. «La corniche qui surmontait la falaise que nous étions en train de longer s’est abattue sur nous», raconte la skieuse. Le choc est inattendu. Il renverse une partie du groupe et l’emporte dans la neige.

Elle avait déjà vécu une avalanche en 2004, mais elle en gardait presque un sentiment agréable. «C’était comme sur un tapis volant et j’avais pu m’en extraire seule», se souvient cette jeune femme. Mais treize ans plus tard, sans doute parce qu’elle est alors jeune maman, elle sent chaque seconde passer, une à une, comme une torture.

La tête sous la neige, elle ne voit que du noir. «J’ai pensé que tout était fini», raconte-t-elle. Quand le noir vire au gris, c’est pour elle un signe d’espoir. L’avalanche ralentit: «J’ai sorti une main et par chance je suis parvenue à dégager ma bouche. Je me suis mise à hurler mais je n’ai rien entendu car la neige comprimait ma tête.»

Emprisonné­e dans la neige

Aussitôt, la neige se pétrifie autour d’elle, lui rendant tout mouvement impossible. «C’est à cet instant que l’angoisse est devenue plus forte encore, car bien que tout fût arrêté, je craignais qu’une nouvelle avalanche ne s’abatte sur nous.» Ça n’a pas été le cas, mais Cachou est emprisonné­e dans la neige.

Ses camarades parviennen­t à l’en extraire. Physiqueme­nt, elle s’en sort avec une cheville cassée. Mentalemen­t, c’est une fracture ouverte. Elle a vu son amie retirer de sa bouche une boule de neige de la taille d’un oeuf. Elle a cru que jamais plus elle ne verrait ses enfants et son mari. A ses yeux, la montagne, cette amie de longue date, lui montrait un autre visage. Celui-ci était funeste.

Diane aussi a découvert la face pernicieus­e de la montagne. Une fois l’avalanche immobilisé­e, son amie manque à l’appel. «Elle a été retrouvée sous plusieurs mètres de neige. Ce sont sans doute les dragonnes de ses bâtons qui l’ont tirée vers le bas. Elle est décédée quatre jours plus tard à l’hôpital.»

Malgré les années écoulées, au fond d’elle, une rancoeur la taraude encore. «Pendant les recherches, d’autres skieurs se sont approchés afin de nous venir en aide. C’était plein de bonnes intentions, mais ils n’avaient pas éteint

«C’est comme une bagarre. Lorsque tu es couché et qu’un inconnu t’assène des coups»

CHRISTIAN, SKIEUR

leur DVA (détecteur de victimes d’avalanche) et, dans la confusion, leur venue a brouillé les pistes.» La victime a été retrouvée après quinze minutes. Il en a fallu quinze autres pour que l’hélicoptèr­e arrive.

Y retourner

Leur blessure est profonde. Les victimes ont été trahies par la montagne, mais elles ne sont pas rancunière­s. Elles sont moins dupes. Et elles lui ont pardonné. Impossible d’y renoncer entièremen­t.

Désormais, chaque victime, à sa manière, aborde la montagne d’une façon différente. Hubert n’a plus envie. Christian est plus prudent. Diane ne sort des pistes qu’accompagné­e de guides de confiance, car eux seuls parviennen­t à calmer ses peurs. Quant à Cachou, elle sent de nouveau une excitation naître au fond d’elle lorsqu’il neige. Elle envisage de bientôt y retourner. Car la montagne, elle ne l’a jamais vraiment quittée.

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(GAËTAN BALLY/KEYSTONE) Toutes les victimes tentent de trouver une explicatio­n rationnell­e à leur avalanche. Aucune n’évoque la malchance.
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