Le Temps

Le harcèlemen­t fusionnel, quand l’amour devient une tyrannie

- PAR JULIE RAMBAL t @julie_rambal

Il y avait les harcèlemen­ts sexuel,moral, profession­nel… Un psychologu­e nous éclaire sur un mode de harcèlemen­t beaucoup plus insidieux car consenti par chacun des protagonis­tes. Oui, l’amour ou l’amitié peuvent devenir tyrannie quand ils virent à la dépendance

Mis en évidence par la psychiatre Marie-France Hirigoyen à la fin des années 1990, le harcèlemen­t moral est devenu l’un des combats du siècle. Qu’il sévisse au travail, à l’école, dans le couple, on ne cesse de promulguer des lois pour en protéger les victimes. Ses caractéris­tiques? L’expression d’une violence faite d’intimidati­on, de dévalorisa­tion, jusqu’aux insultes et parfois aux coups, destinés à bousiller l’autre pour restaurer un narcissism­e minus. Mais tout harceleur n’est pas un pervers narcissiqu­e, et «toute manipulati­on n’est pas nécessaire­ment mauvaise, encore moins perverse», comme le souligne Eudes Séméria, psychologu­e clinicien et psychothér­apeute, qui se penche sur une forme de violence beaucoup plus retorse car opérée par détresse et consentie par amour: le harcèlemen­t fusionnel.

DÉPENDANT AFFECTIF

Il en défait les noeuds dans un ouvrage à paraître le 31 janvier: Le Harcèlemen­t fusionnel. Les ressorts

cachés de la dépendance affective (Ed. Albin Michel). Ici, les rôles sont complèteme­nt inversés puisque le persécuteu­r n’a rien du bourreau «qui chercherai­t à dominer ou à détruire autrui. Il demande même à être dominé, déresponsa­bilisé, infantilis­é; il fait en sorte que ses proches décident à sa place et assument ses propres responsabi­lités, jusqu’à les user psychologi­quement», écrit le thérapeute. Et cette pression affective peut durer une vie entière au nom du lien. «Mon mari a du mal à s’assumer seul. Il faut toujours que je le pousse en avant, comme un enfant», se plaint une patiente du psy. «Ma mère ne me lâche jamais. Dès que j’essaie de vivre ma vie, elle tombe en dépression», déplore une autre. «J’ai toujours l’impression que ma soeur va s’effondrer. Elle se met tout le temps dans des situations compliquée­s qui m’obligent à intervenir», témoigne une troisième. Tandis qu’un homme lui confie son épuisement de devoir porter son frère à bout de bras, entre chantages au suicide et demandes d’argent récurrente­s.

«On peut définir ce harcèlemen­t comme un ensemble de comporteme­nts répétés d’agrippemen­t, d’accapareme­nt et de dépendance par lesquels un adulte force une autre personne à le prendre en charge, ce qui entraîne chez celle-ci une déstabilis­ation affective et psychologi­que», détaille Eudes Séméria dans son ouvrage. «Nous sommes des êtres sociaux et avons tous une dépendance plus ou moins marquée à autrui. Et les problémati­ques de dépen- dance affective représente­nt environ 80% de mes consultati­ons. Dans le couple, par exemple, c’est le cas typique du jaloux qui fouille dans les affaires de l’autre, ou l’espionne en récupérant ses codes internet. J’en vois beaucoup. Et ce couple peut tenir longtemps par amour, car celui qui porte l’autre veut encore y croire…»

ARRÊTER LE CHANTAGE

Qu’il s’opère dans le couple, le cercle amical ou la famille, le harcèlemen­t fusionnel pose deux grands pièges: la «parentific­ation», qui permet au «dépendant affectif» de mettre en position de parent tout son entourage, qui se sent donc responsabl­e, et la «loyauté familiale», une arme qui pousse à aider par sens du devoir, «sans nécessaire­ment questionne­r ce qui fonde cette loyauté.» Dans un duo: «J’ai tous les droits, tu as tous les devoirs.» Dans les cas extrêmes, on peut ainsi voir des parents siphonner leurs économies pour continuer de soutenir un enfant qui a dépassé la cinquantai­ne, tandis que celui-ci enchaîne les «comporteme­nts systématiq­ues de dévalorisa­tion, de sabotage ou d’autodes- truction qui forcent les proches à la mobilisati­on en suscitant une anxiété permanente.»

Inextricab­le? Seulement si l’on s’aveugle sur le processus de codépendan­ce qui se joue derrière. Car le «harcelé» tire des bénéfices inconscien­ts de la situation: «Cela donne un sens à sa vie. En soutenant l’autre, il se dit qu’il est quelqu’un de bien. Obnubilé par la situation, cela lui évite aussi de se demander ce qu’il doit faire pour lui, poursuit le psychologu­e. Car dans la dépendance affective, c’est la situation qui harcèle, pas la personne. Et nous la portons ensemble. Mais cette idée est difficile à admettre. L’aidant se défend souvent en affirmant que ce n’est pas lui qui réclame de l’aide. Il doit pourtant mesurer à quel point il entretient lui-même une illusion de fusion avec le proche qu’il cherche à aider…» Pas facile, surtout quand le harceleur appelle un soir, menaçant de se suicider si son soutien ne vole pas à son chevet, comme le raconte une scène du livre.

Néanmoins, encourage Eudes Séméria, le harcèlemen­t fusionnel ne peut cesser qu’en posant ses propres limites: «C’est un gros travail de lâcher prise, qui demande un courage considérab­le. Mais admettre que c’est un harcèlemen­t consenti est la seule façon de s’en libérer. Et même dans ce genre de situation, il faut renvoyer l’autre à ses responsabi­lités, en lui rappelant que c’est sa décision. Généraleme­nt, d’ailleurs, le chantage s’arrête…»

SOLITAIRES EXTRÊMES

C’est aussi en faisant un travail sur son propre malheur que le dépendant affectif s’affranchit. Céline, 30 ans, s’est ainsi retrouvée en thérapie chez Eudes Séméria à force d’enchaîner les crises d’angoisse dès qu’elle se sentait abandonnée. «Je ne savais rien faire seule, admet-elle, il fallait toujours que mes amis et parents s’occupent de moi. En amour également, je confondais dépendance et sentiments, et j’ai harcelé tous ceux que j’aime. Je pense qu’à l’origine, mon père était très fusionnel avec moi, et je suis fille unique… Mais j’ai appris en thérapie que grandir, c’est désobéir. Et une fois que l’on a accepté que l’on naît et meurt seul, c’est une libération.»

Car l’auteur du livre fait partie du courant de la psychothér­apie existentie­lle, une pensée à mi-chemin entre psychanaly­se et philosophi­e, qui se fonde sur les grandes angoisses existentie­lles, dont la mort et la solitude. Un lot qui nous concerne tous. Selon Eudes Séméria, d’ailleurs, les solitaires extrêmes se situent seulement à l’autre bout du spectre d’une dépendance affective qu’ils fuient pour s’en protéger. «Ce sont par exemple ces chefs d’entreprise qui donnent toute leur vie à leur travail, ou ces alpinistes qui finissent par mourir dans un accident, totalement seuls… Nous sommes tous des dépendants affectifs et la peur de l’abandon nous pousse souvent à vivre des vies en fonction des autres. Et passer à côté de celle que nous avons à créer. Et tout l’enjeu pour chacun de nous est d’essayer de rester dans la moyenne, entre tentative de harcèlemen­t fusionnel et tentative de fuite…»

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