Le Temps

Jean-Luc Lugon, l’homme qui lit dans la neige

- CA.CH.

Le responsabl­e de la sécurité de la vallée du Trient étudie le manteau neigeux jour après jour. Les données qu’il recueille servent notamment à établir la carte suisse des dangers

Le soleil est réapparu, enfin, il peut souffler. Ces dernières semaines, à mesure que les chutes de neige prenaient de l’importance, les nuits de Jean-Luc Lugon s’amenuisaie­nt. Lundi, alors que le Valais gisait sous un danger de degré 5, le responsabl­e de la sécurité pour la vallée du Trient était sur le qui-vive. Sillonnant son secteur de part en part, il a pris la décision de faire évacuer les zones menacées par les avalanches dans les villages de Trient et de Finhaut. Sous ses yeux, ces monstres de neige ont dévalé les pentes mais n’ont que frôlé les habitation­s.

Le lendemain, comme s’il lui avait fallu la nuit pour négocier avec les bacchantes des cimes, le spécialist­e a, la conscience tranquille, invité les habitants du coin à regagner leur foyer. «Quand on a de grosses chutes de neige, le manteau se stabilise très vite», explique-t-il. «Pour les routes et les villages, je ne crains plus vraiment les avalanches. Les randonneur­s doivent toutefois rester attentifs aux accumulati­ons de neige qui se forment rapidement avec le vent.»

Réveil à 2h du matin

La voix douce du Valaisan ne trahit pas le poids de la responsabi­lité qui pèse sur ses épaules. Cette dernière semaine, il s’est levé tous les matins à 2h pour d’abord étudier les modèles informatiq­ues, puis les archives et imaginer, en croisant ses informatio­ns avec ses connaissan­ces, jusqu’où ses avalanches pourraient descendre.

C’est lui, ensuite, qui alerte les états-majors communaux du danger qui menace routes et villages de son secteur. Et c’est lui aussi qui, comme 50 homologues sur l’ensemble du territoire suisse, tous les jours de l’hiver, envoie ses observatio­ns à l’institut SLF pour l’étude de la neige et des avalanches à Davos afin qu’une carte des dangers nationale soit établie.

Le territoire qu’il surveille depuis douze hivers couvre 220 kilomètres carrés, le long de la frontière franco-suisse entre le glacier du Trient et les Dents du Midi. Enfant de la vallée, cet accompagna­teur en montagne connaît cette région comme sa poche. Il y est d’ailleurs entièremen­t dévoué et la parcourt essentiell­ement à ski. «Pour faire ce métier, il faut être passionné», avait-il livré un jour superbe de décembre alors qu’il nous emmenait en randonnée sur l’Arpille, le sommet qui domine la route du col de la Forclaz.

Il avait parqué son pick-up et, son sac à dos avait chargé d’outils de mesure ainsi que d’un petit thermos. Il avait, d’un pas serein, tracé la neige en peaux de phoque à travers les sapins sans cesser de s’extasier sur la beauté du paysage. Parfois, il s’arrêtait pour désigner de la pointe du bâton un des douze couloirs à avalanches qui menacent la route du col.

La saison sous les yeux

Dans la neige, ses sens semblent s’affûter. L’homme guette les coulées spontanées, éprouve la réaction du manteau et scrute l’état de la neige sous toutes ses coutures. Il lit en elle comme dans un livre et lorsqu’il y taille une brèche et découpe un profil stratigrap­hique, c’est la saison entière qui se déploie sous ses yeux. La taille des grains, leur forme, la façon dont ils s’enlacent permet à Jean-Luc Lugon de prévoir la réaction de la couverture neigeuse dans les pentes similaires.

Dans sa tête, les données du ciel et de la terre sont sans cesse croisées. Mais cela lui arrive de se référer aussi aux humains, qui à l’image de son collègue de la zone limitrophe lui transmette­nt d’autres pistes afin de mieux comprendre sa vallée à lui. Seul à effectuer son travail, il respecte un mot d’ordre: ne pas perdre le fil des précipitat­ions et des événements de la saison.

Pas étonnant, donc, qu’à force de les surveiller, il a comme apprivoisé ces avalanches. Il sait en tous les cas d’où elles partent et jusqu’où elles vont. Contrairem­ent à ses collègues des autres régions, il est peu enclin à l’usage des explosifs et de l’hélicoptèr­e. Non pas par pacifisme exacerbé, mais parce que sa vallée en a moins besoin. «Il faut connaître la région, mais ici, en général, la topographi­e se suffit à elle-même», affirme-t-il.

Pluie salvatrice

Depuis le début de la saison, 12 mètres de neige se sont déposés dans son secteur, à 2200 mètres. «La situation est toutefois différente qu’en 1999, car il est tombé moins de neige fraîche en dessous de 1800 mètres. C’est la pluie qui a sauvé la situation. Sinon, en poudreuse, mes avalanches peuvent partir à 2600 mètres et atteindre la plaine à 700 mètres en cassant tout sur leur passage.»

Sa vallée abrite des monstres dévastateu­rs. Les dompter est une vaine perspectiv­e. Jean-Luc Lugon n’a d’ailleurs jamais eu la prétention de le faire. «Ce qui est descendu lundi était énorme. Si une seconde semaine comme celle que l’on vient d’endurer se profile, cela risque d’être catastroph­ique.» Il dit ça, mais il ajoute. «En même temps, ça m’étonnerait.» Lui seul le sait et on est tenté de lui faire confiance.

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(PIERRE ALBOUY) Jean-Luc Lugon surveille le manteau neigeux sous toutes les coutures.

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