La Chine, la Russie et le révisionniste en chef
Plutôt que s’agiter à chacun des tweets de Donald Trump, dont la stratégie de communication continue de faire merveille pour déboussoler les esprits, il faut s’en remettre aux documents produits par son administration pour comprendre vers quel horizon se dirigent les Etats-Unis. La semaine dernière, la polémique sur les propos du président à l’égard des pays africains (a-t-il parlé de «pays de merde», de «trous de merde» ou était-ce un autre vocable plus ou moins insultant?) a ainsi détourné l’attention d’un rapport d’une tout autre étoffe: la nouvelle stratégie de défense nationale du Pentagone. La synthèse d’une dizaine de pages rendue publique et signée de son patron, le secrétaire américain à la Défense Jim Mattis, marque pourtant un tournant dans l’histoire récente du pays.
Qu’est-ce qui change? Après bientôt deux décennies de combat, la lutte contre le «terrorisme international» n’est plus la priorité des Etats-Unis, est-il affirmé. Oui, vous avez bien lu. Une page se tourne. Oh, cette guerre-là n’est pas terminée, tant s’en faut, mais elle devient secondaire aux yeux de Jim Mattis. Alors quel est le principal danger aujourd’hui? La Chine et la Russie: des «puissances révisionnistes».
Voilà comment se présente l’analyse du Pentagone: on assiste à l’émergence d’une compétition interétatique qui défie l’ordre hérité de la Deuxième Guerre mondiale et «remet en cause l’influence, les valeurs et la richesse des Etats-Unis». Jusque-là, rien d’original. Mais pendant que les Etats-Unis consacraient l’essentiel de leur énergie à combattre le terrorisme, Moscou et Pékin en ont profité pour réarmer et développer leur sphère d’influence, rattrapant peu à peu leur retard militaire. Pour ce faire, après l’effondrement de l’idéologie communiste, ces deux pays se sont inscrits dans l’ordre international promu par l’Occident pour mieux le combattre ensuite de l’intérieur afin d’imposer leur propre modèle, autoritaire. C’est en cela qu’ils sont révisionnistes: ils exploitent les bénéfices de l’ordre garanti par les Etats-Unis tout en «minant ses principes et son code de conduite». L’analyse ne manque pas de pertinence. Les réponses proposées par Jim Mattis sont par contre pour le moins discutables.
La priorité est désormais de réarmer – y compris sur le plan nucléaire – pour mieux confronter les ambitions chinoises dans l’espace indo-pacifique, et russes en Europe et au Proche-Orient. Les «Etats voyous», Iran et Corée du Nord, puis le terrorisme viennent ensuite. Cette approche rompt avec l’ère Obama. Ce dernier voulait lui aussi en finir avec la lutte contre le «terrorisme international» hérité de son prédécesseur mais il fut rattrapé par les réalités du terrain. Conscient du défi posé par la Chine et la Russie aux valeurs occidentales, Obama n’en privilégiait pas moins la diminution des armes nucléaires et une voie médiane d’équilibre entre les grandes puissances dans un cadre multilatéral, celui de l’ONU. Sa priorité à lui était la lutte commune contre le réchauffement climatique, un bien plus grand danger pour l’humanité qui pourrait jeter sur les routes des millions de réfugiés ces prochaines décennies. Ce danger a disparu sous la présidence Trump.
Le plus perturbant dans le rapport Mattis est toutefois l’ignorance d’un fait incontournable: le premier révisionniste de l’ordre mondial existant est aujourd’hui le président des Etats-Unis lui-même. Son «America first» est un défi posé au multilatéralisme. Donald Trump, nonobstant son intervention à Davos, prône le souverainisme, le nationalisme et le protectionnisme. En cela Xi Jinping et Vladimir Poutine n’ont aucune leçon à recevoir.
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