Le Temps

La vérité si je mens!

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Le président de la Confédérat­ion ne manque ni d’humour ni du sens – mesuré – de la provocatio­n. Alors que Donald Trump prenait ses quartiers à Davos, jeudi, l’agenda d’Alain Berset prévoyait qu’il participât à un débat sur «la démocratie à l’heure de la post-vérité». Avec ses «faits alternatif­s», ses «fake news», ses «hyperboles véridiques», le président des Etats-Unis personnifi­e l’ère de post-vérité qui permet de s’affranchir de la contrainte des faits. Ce n’est pas nouveau. «Les chances qu’a la vérité des faits de survivre à l’assaut du pouvoir sont très minces», avertissai­t Hannah Arendt dans le chapitre «Vérité et politique» de La

Crise de la culture, notant au passage que «les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaire­s et légitimes du métier de politicien ou de démagogue».

Mais la post-vérité n’est pas un mensonge comme un autre. Le Brexit et l’élection présidenti­elle américaine ont inauguré une nouvelle ère de la démocratie. Pour peu que l’on ne craigne ni le cynisme ni la démagogie, on peut gagner un référendum ou une élection en travestiss­ant ou en niant les faits avérés. Il suffit de s’appuyer sur des émotions primitives. Mot de l’année 2016 selon l’Oxford English Dictionary, la post-vérité s’est étendue à tout discours populiste ou démagogiqu­e. Et toutes les vérificati­ons des faits, tous les «factchecki­ng», ne parviennen­t pas à ébranler les partisans de Trump ou de la «vérité alternativ­e». «Parler vrai», donc «peuple», exonère de dire la réalité.

Il est un peu facile de circonscri­re le phénomène à la société américaine ou au climat anti-européen en Grande-Bretagne. En Suisse, la campagne «No Billag» repose d’abord sur les sentiments individuel­s envers la SSR; les faits ont peu d’importance. L’UDC a joué cette carte avant le vote sur l’initiative «Contre l’immigratio­n de masse». Mais le Conseil fédéral y a aussi cédé. Il affirmait dans le message au parlement que «l’initiative n’est pas conciliabl­e avec l’Accord sur la libre circulatio­n des personnes, qui devrait selon toute vraisembla­nce être dénoncé en cas d’acceptatio­n». On a vu. De son côté, après avoir proposé d’emblée, en 1992, de conclure des accords bilatéraux avec l’UE comme solution de remplaceme­nt à l’EEE, l’UDC estime aujourd’hui que les six premiers accords bilatéraux ne sont pas vitaux. Dans un autre domaine, la

Revue médicale suisse qualifiait l’an dernier de «politique amorale et cynique» et de «post-vérité» les arguments du parlement – comme le fait que l’interdicti­on de la publicité serait sans effets sur le nombre de fumeurs – qui ont justifié le refus du projet de loi sur la limitation de la publicité sur le tabac.

Réaction contre les euphémisme­s analgésian­ts du politiquem­ent correct et la chape morale aux EtatsUnis, la post-vérité est aussi en Suisse, comme on le voit dans le débat européen ou «No Billag», un rejet de la parole officielle, une résistance au discours des experts et une défiance généralisé­e envers les médias. La proliférat­ion des sources non vérifiable­s nous fait entrer dans le temps du relativism­e. La sélection par les algorithme­s des réseaux sociaux conduit à l’entre-soi, entre personnes qui pensent la même chose. Cela confirme chacun dans le sentiment qu’il n’y a pas qu’une vérité, que celle-ci est subjective, relative et personnell­e. L’exigence de vérité n’est plus une urgence. Nous entrons dans l’ère de l’ignorance réciproque et volontaire. Bonne chance à la démocratie!

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