Le Temps

Vers un service public 4.0?

- STÉPHANE GARELLI

L’initiative «No Billag» a le mérite de poser un problème de fond: quel est le rôle du service public dans une économie moderne? C’est sa force. Cependant, elle n’apporte aucune réponse crédible. C’est sa faiblesse. Pourquoi une économie moderne a-t-elle encore besoin d’un service public?

Depuis trente ans, le Royaume-Uni a été un précurseur des privatisat­ions: l’eau en 1989, les trains en 1995, l’électricit­é en 1998 et finalement la poste en 2013. Pourtant, aujourd’hui, 83% des Britanniqu­es voudraient voir l’eau renational­isée et 77% l’énergie. Plus des deux tiers continuent de préférer la BBC pour leurs nouvelles à la radio ou la télévision. Si le travaillis­te Jeremy Corbyn accède au pouvoir, les nationalis­ations feront partie du programme de son gouverneme­nt.

Théoriquem­ent, le service public dans l’économie répond à trois exigences. La taille de certains investisse­ments, notamment d’infrastruc­ture, requiert l’action de l’Etat. C’est le cas du percement du tunnel du Gothard. La sécurité de l’approvisio­nnement doit être assurée, par exemple pour l’électricit­é. Enfin, chaque citoyen doit avoir la garantie d’un service de base minimum quel que soit son lieu de résidence. C’est la poste.

Or toutes ces raisons volent en éclats avec l’arrivée des nouvelles technologi­es. Les grandes révolution­s que sont Internet, la téléphonie mobile, les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux ont toutes été conduites par le secteur privé. Les entreprise­s technologi­ques ont les ressources financière­s, créent une infrastruc­ture globale et offrent un service de base universel. Dans les économies avancées, la pénétratio­n d’Internet ou des smartphone­s s’approche des 100% et Facebook connecte 2 milliards d’utilisateu­rs.

Le coeur du problème est que ces entreprise­s deviennent aussi des congloméra­ts. Il y a trente ans, une entreprise de médias gérait un ou deux modèles d’affaires: un quotidien et un magazine. Aujourd’hui, elle en gère peut-être une quinzaine: publicatio­ns numériques, conférence­s, plateforme­s de ventes, vidéo, radio, télévision­s, etc. Chacun de ces modèles a un rendement différent. Les nouveaux venus étant 5 à 8 fois plus profitable­s que les anciens.

La règle d’or de gestion des congloméra­ts s’applique. Elle fut développée successive­ment par Harold Geneen à ITT, Percy Barnevik à ABB et Jack Welch à General Electric. Il faut prendre la profitabil­ité moyenne de toutes les entités, disons 14%, et la diviser par deux, soit 7%. Tout ce qui est en dessous doit être fermé ou vendu. Or les activités à dimension de service public sont souvent en dessous de ce seuil. Que faire?

Il y a trois évaluation­s possibles de la profitabil­ité. La plus commune est la valeur ajoutée financière (le fameux EBITDA, en d’autres termes la marge brute). Puis il y a la valeur ajoutée de marque. Par exemple, LVMH maintient une collection haute couture chez Dior car elle permet de vendre des parfums ou des montres. Enfin, il y a la valeur ajoutée sociale. C’est celle qui concerne le service public. Mais comment la définir?

La meilleure réponse est probableme­nt celle de la cohésion sociale. Le service public est tout ce qui contribue à accroître la cohésion d’une société, sans avoir nécessaire­ment un haut niveau de profitabil­ité. Un exemple: Alexis de Tocquevill­e qui souligne que «les journaux ont rassemblé les citoyens et permettent de les garder unis».

La faiblesse des raisonneme­nts passés est d’avoir cru qu’un bon service public impliquait la nationalis­ation des activités. Nous savons aujourd’hui que c’est un leurre. Les organisati­ons non gouverneme­ntales ou philanthro­piques ainsi que le secteur privé peuvent contribuer tout aussi bien à la cohésion sociale que l’Etat. Un journal privé peut avoir une fonction de cohésion sociale.

Une politique moderne du service public doit avoir 3 axes. Le premier est d’interdire le monopole et de garantir les mêmes règles d’exploitati­on pour tous les acteurs, public ou privés. Cela implique des contrats de prestation­s transparen­ts entre l’autorité publique et le secteur privé.

Deuxièmeme­nt, il faut explorer de nouvelles formes juridiques. Les Etats-Unis ont la L3C (Low-Profit Limited Liability Company) ou la Public Benefit Corporatio­n, un statut adopté par DanoneWave. Elles permettent à des entreprise­s privées d’opérer dans le cadre de plafonds de profitabil­ité définis à l’avance.

Finalement, il faut ressuscite­r le concept du bilan social. Une organisati­on qui peut justifier clairement de son impact sur la cohésion sociale doit pouvoir le documenter dans ses comptes et ainsi bénéficier d’un statut spécial juridique ou fiscal.

Ce débat sur le rôle du secteur public dans l’économie 4.0 ne fait que commencer. Comme le disait Keynes: «Tous les problèmes sont économique­s, toutes les solutions sont politiques…» Ce sera vrai une fois de plus.

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