Prendre l’imaginaire pour la réalité
Vivre dans une réalité décalée, se souvenir d’événements qui n’ont jamais eu lieu… Ce trouble porte un nom: la confabulation. Il proviendrait d’une lésion ou d’une déconnexion du cortex orbito-frontal situé juste au-dessus des yeux
Depuis plus de vingt ans, Armin Schnider, professeur à l’Université de Genève et médecin-chef du service de neurorééducation des Hôpitaux universitaires de Genève, se penche sur la confabulation, étonnant trouble qui fait vivre ses victimes dans des réalités parallèles. Le Temps l’a rencontré à l’occasion de la nouvelle édition de son ouvrage The Confabulating Mind, publié en anglais aux Editions Oxford Press.
Mme B., psychiatre victime d’un AVC, croit qu’elle exerce toujours sa profession dans votre service où elle est en fait hospitalisée… Vous commencez votre livre par ce cas: pourquoi? Notre recherche émane d’observations de patients souffrant de troubles cognitifs suite à une atteinte cérébrale. Or l’exemple de Mme B. illustre parfaitement le sujet principal de nos travaux et l’intérêt de la question que nous explorons: comment est-il possible de laisser flotter ses pensées tout en gardant toujours le contact avec la réalité? Mme B. avait tous ses esprits. Pourtant elle a vécu pendant des mois dans une réalité décalée: elle croyait travailler comme psychiatre dans notre service et était persuadée qu’elle devait préparer une réception chaque soir pour les invités de son mari. Certes, elle avait eu ce genre d’obligation vingt ans auparavant. Mais cela n’avait plus aucun rapport avec son présent. Après dix-sept mois dans cet état, elle a retrouvé le sens des réalités en une semaine, tout en restant amnésique.
Vous retracez ensuite l’histoire de l’étude scientifique de la confabulation. Comment ce concept a-t-il évolué? Au final très peu. Les connaissances sur la manière dont le cerveau enregistre et stocke des informations ont explosé sans qu’on conduise beaucoup de recherches sur l’usage qu’il en fait. L’étude des confabulations – l’émergence de souvenirs d’événements qui n’ont jamais eu lieu – devrait permettre de combler en partie ce manque. Cependant, les modèles neuropsychologiques actuels ne se distinguent pas vraiment des premiers publiés il y a un siècle et ils sont restés en grande partie sans validation scientifique. Ainsi, le domaine est un peu figé dans des croyances, des hypothèses dépourvues de preuves. Notre laboratoire fait partie de l’un des rares groupes qui cherchent à valider les hypothèses par l’expérimentation.
Existe-t-il différentes formes de confabulation? Nos observations nous ont conduits à en distinguer plusieurs. La forme la plus anodine consiste en la production de petites erreurs ou ajouts quand on essaie d’extraire plus d’informations de sa mémoire que ce qu’on y a réellement stocké. On parle alors de «confabulations provoquées». Ce qui peut arriver à tout le monde, mais c’est plus fréquent après une atteinte cérébrale. A l’autre extrémité, on trouve les confabulations fantastiques, qui défient tout sens des réalités. Liées à de graves perturbations de la pensée, elles apparaissent, par exemple, dans des cas de démence avancée. Entre les deux, on trouve des récits erronés d’événements ou d’activités qu’une personne produit en réponse à des questions ou dans une discussion. On les appelle «confabulations momentanées». Elles n’ont pas de mécanisme unique.
Et de quelle forme souffrait Mme B.? Avec Mme B., nous avons identifié une autre forme, assez rare et très étonnante, dans laquelle des patients non seulement racontent de faux souvenirs et s’inventent des obligations mais en plus agissent sur la base de ces fausses idées. Nous avons eu d’autres exemples, telle cette patiente, avocate, qui s’est préparée pendant des semaines pour un procès imaginaire alors qu’elle était hospitalisée. Ces confabulations, qui reflètent une distorsion de la réalité, possèdent une base anatomique et un mécanisme spécifiques. Je les appelle «confabulations au comportement spontané».
A quels autres troubles sont-elles souvent liées? Ce type de confabulation est toujours lié à une faiblesse de la mémoire, donc à une amnésie, et à la désorientation, c’est-àdire à une incapacité à se repérer dans l’espace et dans le temps. Les autres formes ne présentent pas de telles associations. Les faux souvenirs – sans distorsion de la réalité – peuvent d’ailleurs aussi survenir chez des sujets sains.
Comprend-on mieux aujourd’hui ce qui se passe dans le cerveau du confabulateur? Dans le cas des «confabulations au comportement spontané», notre principal sujet de recherche, nous avons une idée assez précise, grâce à des tests réalisés chez des patients et des investigations menées chez des sujets sains en utilisant des méthodes d’imagerie et d’électroencéphalographie. En résumé, nos études – de vingt ans – indiquent que ces patients ne réalisent pas que leurs idées n’ont aucun rapport avec la réalité, parce que leur cortex orbito-frontal, situé juste en dessus des yeux, est endommagé ou déconnecté. Il n’émet donc pas de signal si une pensée en train d’être activée ne trouve pas de corrélat dans la réalité. En biologie, on parlerait de l’absence d’un signal d’extinction. Chez des sujets sains, ce signal apparaît environ 200 à 300 millisecondes après l’évocation d’un souvenir, donc bien avant que les personnes reconnaissent consciemment le contenu du souvenir, puisque cela se produit après 400 à 600 millisecondes. En d’autres termes: même avant que nous ne nous rendions compte du contenu d’une pensée, le cerveau en bonne santé – ou plutôt le cortex orbito-frontal – a déjà décidé si celle-ci se réfère au présent ou si elle relève de l’imagination. J’appelle ce mécanisme «filtre orbito-frontal de la réalité». Comme ce filtre est préconscient, il est impossible pour toute personne, saine ou cérébrolésée, de changer consciemment sa conception de la réalité.
Quelles sont les causes des autres types de confabulation? Différentes hypothèses ont été proposées: les patients essaieraient de remplir les trous de leur mémoire, il y aurait un défaut du contrôle de la mémoire ou les souvenirs auraient perdu leur ancrage dans le temps. Les preuves scientifiques restent très faibles. Nous avons trouvé qu’un trouble de la flexibilité mentale et une tendance à répondre systématiquement à toutes les questions expliquent une petite partie des confabulations mais aucun mécanisme identifié ne s’applique à toutes les formes.
Comme vous l’avez souligné, il nous arrive à tous de modifier nos souvenirs. Faut-il s’en inquiéter? Dans le cas d’un témoignage devant un tribunal, il faut probablement s’en inquiéter. Cependant, des modifications de la mémoire sont incontournables. Le cerveau consolide les souvenirs probablement en de multiples étapes: chaque fois qu’un événement vécu du passé est évoqué, il est de nouveau enregistré en intégrant le contexte de l’évocation, ajoutant alors une «nouvelle couche» au souvenir. Ainsi, la trace de mémoire se modifie au fil du temps. Les faux souvenirs sont donc le prix à payer pour garder la flexibilité et le pouvoir associatif de notre mémoire.
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