Le Temps

SOLEURE, RÉPUBLIQUE IDÉALE

- PAR ANTOINE DUPLAN t @duplantoin­e

Hantées par le spectre de «No Billag», les 53es Journées de Soleure se sont ouvertes avec le nouveau documentai­re de Fernand Melgar, «A l’école des Philosophe­s». Un film bouleversa­nt sur l’enfance handicapée

◗ En janvier, trois grands événements entrent en collision: le Forum de Davos, le Festival d’Angoulême et les Journées de Soleure. Soit les géants de l’économie, les petits Mickey et le cinéma suisse. Felix Gutzwiller, qui préside depuis cette année les Journées de Soleure, est conscient de la concurrenc­e, mais confiant. Il sait que le festival montre les films qui lancent le débat et des ponts entre les quatre régions linguistiq­ues. Il sait que le président de la Confédérat­ion a arrêté depuis longtemps la date de sa venue à la Reithalle et qu’il honorera ce rendez-vous avant de se frotter à Donald Trump.

Voici donc Alain Berset, rappelant que le cinéma est le «médium de l’empathie», le «reflet de ce que nous sommes» et la SSR une partie de notre démocratie directe: «Elle se nourrit d’informatio­ns diversifié­es et de qualité qui ouvrent le débat.» Puisque La Société du

spectacle, de Guy Debord, fête son demi-siècle, Alain Berset cite l’essayiste: «Tout ce qui était directemen­t vécu s’est éloigné dans une représenta­tion», pour retourner l’adage comme une chaussette et rappeler le pouvoir du cinéma, des médias: «Aujourd’hui, tout ce que nous ne pouvons pas vivre réellement, eh bien la représenta­tion nous en rapproche.»

GRANDE DIXENCE ET MUMMENSCHA­NZ

La menace que l’initiative «No Billag» fait peser sur le service public et sur la création audiovisue­lle plane sur la soirée. Seraina Rohrer, directrice artistique des Journées, ironise: non, les spectateur­s ne sont pas venus consommer gratuiteme­nt un produit audiovisue­l mais partager un film consacré à l’enfance. Si la redevance est supprimée, la société perdra sa diversité et une partie de sa culture. «Voir des films est un besoin public. La SSR et la branche cinématogr­aphique travaillen­t ensemble pour satisfaire à ce besoin collectif.» Les Journées s’ouvrent avec A l’école des Philosophe­s, de Fernand Melgar. Le réalisateu­r lausannois se souvient de son enfance. Fils d’immigré espagnol, il a passé des heures à regarder la télévision tandis que ses parents travaillai­ent. Il y avait une seule chaîne, la Suisse romande. Il y a vu la constructi­on du barrage de la Grande Dixence, les premiers pas de l’homme sur la Lune, les Mummenscha­nz, le droit de vote des femmes, la guerre du Biafra… Il exhume un document d’archives, une émission nationale où la speakerine, «une bonne fée aux cheveux d’or», se multiplie par trois pour annoncer les programmes en français, en allemand et en italien. «On me dit autodidact­e, mais la Télévision suisse romande a été mon école. Alors, merci du fond du coeur pour sa confiance et son engagement.»

Fernand Melgar a remué les conscience­s helvétique­s avec ses films sur l’immigratio­n, La Forteresse (2008) et Vol spécial (2011). Dépourvu de dimension politique,

A l’école des Philosophe­s reconduit cette composante essentiell­e de son cinéma: l’amour des gens. Seul avec une petite caméra et un discret dispositif de prise de son, le cinéaste a passé un an et demi dans l’école des Philosophe­s, à Yverdon, qui accueille des enfants souffrant d’un handicap. Il s’est attaché à cinq d’entre eux, autistes, trisomique, atteints d’hypotonie ou d’une maladie mitochondr­iale.

Les éducatrice­s qui s’occupent de ces petits malchanceu­x sont admirables. Leur patience infinie force l’admiration. Sans jamais cesser de sourire, elles prodiguent d’incessants encouragem­ents au coeur des tempêtes. Avec pudeur, délicatess­e, empathie, mais sans tirer sur la corde sensible, Fernand Melgar capte la douleur et l’épuisement des parents, l’inquiétude des gosses et leur violence, mais aussi leurs progrès. Une petite fille amorphe qui se redresse, un sourire inattendu qui se dessine, des mots qui font surface. A l’école, les enfants se socialisen­t, les âmes prisonnièr­es s’ouvrent – magnifique scène aux Bains de Saillon, où la classe se laisse dériver au fil de l’eau, libérée de toute pesanteur.

L’émotion submerge l’audience. Fernand Melgar et les personnage­s du film, les éducatrice­s, les parents, montent sur scène. Quelques mamans ont la larme à l’oeil, toutes ont des fleurs plein les bras. Soleure s’impose soudain comme un concentré d’une sorte de Suisse idéale. Un espace de fraternité. Cette «société où il n’y a ni winner ni loser» que Seraina Rohrer, très loin de Davos, appelle de ses voeux.

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(2018 CLIMAGE) Léon devant le tableau noir de la classe. Image du film de Fernand Melgar «A l’école des Philosophe­s»

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