SOLEURE, RÉPUBLIQUE IDÉALE
Hantées par le spectre de «No Billag», les 53es Journées de Soleure se sont ouvertes avec le nouveau documentaire de Fernand Melgar, «A l’école des Philosophes». Un film bouleversant sur l’enfance handicapée
◗ En janvier, trois grands événements entrent en collision: le Forum de Davos, le Festival d’Angoulême et les Journées de Soleure. Soit les géants de l’économie, les petits Mickey et le cinéma suisse. Felix Gutzwiller, qui préside depuis cette année les Journées de Soleure, est conscient de la concurrence, mais confiant. Il sait que le festival montre les films qui lancent le débat et des ponts entre les quatre régions linguistiques. Il sait que le président de la Confédération a arrêté depuis longtemps la date de sa venue à la Reithalle et qu’il honorera ce rendez-vous avant de se frotter à Donald Trump.
Voici donc Alain Berset, rappelant que le cinéma est le «médium de l’empathie», le «reflet de ce que nous sommes» et la SSR une partie de notre démocratie directe: «Elle se nourrit d’informations diversifiées et de qualité qui ouvrent le débat.» Puisque La Société du
spectacle, de Guy Debord, fête son demi-siècle, Alain Berset cite l’essayiste: «Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation», pour retourner l’adage comme une chaussette et rappeler le pouvoir du cinéma, des médias: «Aujourd’hui, tout ce que nous ne pouvons pas vivre réellement, eh bien la représentation nous en rapproche.»
GRANDE DIXENCE ET MUMMENSCHANZ
La menace que l’initiative «No Billag» fait peser sur le service public et sur la création audiovisuelle plane sur la soirée. Seraina Rohrer, directrice artistique des Journées, ironise: non, les spectateurs ne sont pas venus consommer gratuitement un produit audiovisuel mais partager un film consacré à l’enfance. Si la redevance est supprimée, la société perdra sa diversité et une partie de sa culture. «Voir des films est un besoin public. La SSR et la branche cinématographique travaillent ensemble pour satisfaire à ce besoin collectif.» Les Journées s’ouvrent avec A l’école des Philosophes, de Fernand Melgar. Le réalisateur lausannois se souvient de son enfance. Fils d’immigré espagnol, il a passé des heures à regarder la télévision tandis que ses parents travaillaient. Il y avait une seule chaîne, la Suisse romande. Il y a vu la construction du barrage de la Grande Dixence, les premiers pas de l’homme sur la Lune, les Mummenschanz, le droit de vote des femmes, la guerre du Biafra… Il exhume un document d’archives, une émission nationale où la speakerine, «une bonne fée aux cheveux d’or», se multiplie par trois pour annoncer les programmes en français, en allemand et en italien. «On me dit autodidacte, mais la Télévision suisse romande a été mon école. Alors, merci du fond du coeur pour sa confiance et son engagement.»
Fernand Melgar a remué les consciences helvétiques avec ses films sur l’immigration, La Forteresse (2008) et Vol spécial (2011). Dépourvu de dimension politique,
A l’école des Philosophes reconduit cette composante essentielle de son cinéma: l’amour des gens. Seul avec une petite caméra et un discret dispositif de prise de son, le cinéaste a passé un an et demi dans l’école des Philosophes, à Yverdon, qui accueille des enfants souffrant d’un handicap. Il s’est attaché à cinq d’entre eux, autistes, trisomique, atteints d’hypotonie ou d’une maladie mitochondriale.
Les éducatrices qui s’occupent de ces petits malchanceux sont admirables. Leur patience infinie force l’admiration. Sans jamais cesser de sourire, elles prodiguent d’incessants encouragements au coeur des tempêtes. Avec pudeur, délicatesse, empathie, mais sans tirer sur la corde sensible, Fernand Melgar capte la douleur et l’épuisement des parents, l’inquiétude des gosses et leur violence, mais aussi leurs progrès. Une petite fille amorphe qui se redresse, un sourire inattendu qui se dessine, des mots qui font surface. A l’école, les enfants se socialisent, les âmes prisonnières s’ouvrent – magnifique scène aux Bains de Saillon, où la classe se laisse dériver au fil de l’eau, libérée de toute pesanteur.
L’émotion submerge l’audience. Fernand Melgar et les personnages du film, les éducatrices, les parents, montent sur scène. Quelques mamans ont la larme à l’oeil, toutes ont des fleurs plein les bras. Soleure s’impose soudain comme un concentré d’une sorte de Suisse idéale. Un espace de fraternité. Cette «société où il n’y a ni winner ni loser» que Seraina Rohrer, très loin de Davos, appelle de ses voeux.