Le Temps

DANITSA, LA SOUL SANS LA DIVA

- PAR SYLVIA REVELLO ET ARNAUD ROBERT t @ sylviareve­llo

Avec «Ego», la chanteuse genevoise nourrie au reggae assume enfin son côté éclectique. Un bond en avant qui la propulse sur scène, ce monde de tous les possibles dont elle rêve depuis l’enfance

Danitsa porte la Jamaïque en elle, comme une lumière insulaire qui crépite. Pourtant, ses origines l’ancrent tout ailleurs. Du côté du Congo, du Tchad, de Serbie et d’Espagne. L’histoire d’un métissage qui débute à Paris et se poursuit à Genève, avec de multiples allers-retours entre deux. L’effervesce­nce de la scène hip-hop genevoise, c’est aussi elle, une chanteuse d’à peine 23 ans qui tient tête aux rappeurs les plus turbulents avec son premier album, Ego, sorti en novembre dernier.

Dans son studio d’enregistre­ment des Grottes, la jeune femme, Shanna à la ville, prend enfin le temps de souffler. 2017 a été une année tourbillon, propulsive. Une énergie décuplée de scène en scène, un album, une nomination aux Swiss Music Awards dans la catégorie «Best Act Romandie»: Danitsa a décollé. Hier encore barista, elle démarre une tournée dès le mois de février.

LA FAMILLE, «COCON NOURRICIER»

Victoire d’étape pour la jeune femme au visage racé et à la chevelure abondante, bercée par les rythmes de Papa Wemba et la rumba de Tabu Ley Rochereau. «Petite, je rêvais d’être comédienne», souffle-t-elle, les yeux rivés sur ses Doc Martens. La scène, cet autre monde où soudain naît un personnage. Les spectacles improvisés au salon laissent bientôt place au conservato­ire où elle enchaîne piano et chorale, sans jamais prendre de cours de chant. C’est son père, puriste du reggae, qui se charge de son éducation musicale: John Holt, Gregory Isaacs, Curtis Mayfield, Marcia Griffiths, George Clinton. Des figures, des «géants».

Skankytone, de son nom de producteur, l’enregistre pour la première fois à l’âge de 10 ans, dans le studio de l’appartemen­t familial, dans le XXe arrondisse­ment. «Sous le soleil» fleure la naïveté de l’enfance, le ciel azur et l’air marin. Souvenir de Kingston où le temps s’arrête chaque été. Des «vacances en famille pour se retrouver», un «cocon nourricier» qui lui reste essentiel. Pour preuve, le petit garçon aux yeux écarquillé­s lors de son premier enregistre­ment est aujourd’hui l’adolescent survolté qui l’accompagne sur scène. «Mon frère est à la fois mon backeur, un MC, un ambianceur, sourit Danitsa. J’adore partager mon énergie avec lui, le voir se dépasser.»

Adolescent­e, Danitsa chante un peu pour elle, un peu pour faire plaisir à ses copines. En 2013, portée par l’envie folle de percer, elle abandonne Genève, sa ville d’adoption, pour Paris, cette jungle musicale où tout se passe. Elle se frotte alors aux scènes de Belleville et enregistre «Breakfast» avec le label Jihelcee. Malgré ce premier succès, les temps sont durs. «Je faisais avec des bouts de ficelle, se souvient-elle. Au final je me suis dit que je m’en sortirais tout aussi bien à Genève, alors je suis rentrée.»

Un «retour aux sources», des retrouvail­les avec le petit label genevois Evidence Music avec qui elle avait enregistré sa première mixtape, Five Flags, en référence à ses multiples origines, à l’âge de 16 ans. Pari gagnant. Devenir artiste signifie aussi devenir autre. Au moment de se choisir un nom de scène, elle hésite. En Suisse, Shanna est déjà pris. Elle opte alors pour Danitsa, son deuxième prénom qui signifie l’aube en serbe. Une partie d’elle, un peu étrangère encore, comme une seconde peau.

Ego, c’est un an et demi de travail jalonné de moments d’intense félicité, mais aussi de découragem­ent. «Un soir, après une longue journée en studio, je suis rentrée chez moi avec la conviction de devoir arrêter la musique. Je n’arrivais plus à m’écouter, j’avais l’impression de tourner en rond, je ne retrouvais plus les mêmes vibrations.» Un abattement qui la pousse à se terrer chez elle. «Au bout de deux semaines, je n’en pouvais plus, j’allais exploser. Juste après m’être remise au travail, j’ai fait quelque chose de merveilleu­x. C’est là que j’ai réalisé que je ne pouvais plus vivre sans musique.»

Ego signifie aussi la confiance, la fierté, l’ambition, une forme de maturité au niveau profession­nel et personnel après des années de tâtonnemen­ts. Avec sa voix caméléon, Danitsa assume enfin son étiquette éclectique: hip-hop, reggae, soul, funk, pop, new soul, trap. «J’ai beaucoup chanté pour les autres, confie-t-elle. Aujourd’hui, je ne cherche plus à me définir, je fais ce que j’aime, cela me suffit.»

UN PEU FLEUR BLEUE

Maquilleus­e, coiffeuse, photograph­e, réalisateu­r, agence de booking: la «Danitsa team» se déploie peu à peu en entourage resserré. Elle-même a entamé des études de communicat­ion et marketing en septembre dernier pour maîtriser les clés des réseaux sociaux et gérer son image. Pas question pour autant de virer «diva sans états d’âme». Danitsa est aussi cette jeune femme un peu fleur bleue, adepte des films de Woody Allen ou des comédies romantique­s où l’amour dure toute une vie.

Cette nouvelle notoriété, Danitsa l’apprivoise encore. «On me demande sans cesse quelle est ma place en tant que femme dans le milieu macho du rap, racontet-elle. Au départ, je trouvais ça agaçant de devoir me justifier, un peu triste d’être réduite à ça. Mais quand je tombe sur l’affiche d’un festival hip-hop avec une programmat­ion exclusivem­ent masculine, je me pose forcément des questions. En y réfléchiss­ant, c’est vrai que le milieu du show-biz est dur pour les femmes, mais je suis prête, je n’attends que ça.»

En pleine préparatio­n pour sa tournée, Danitsa réfléchit déjà à un deuxième album, plus chanté et moins rappé. A l’heure où l’on «consomme de la musique à toute vitesse», la chanteuse mise sur le vinyle, remis au goût du jour. Un rêve encore? Tenir le micro avec le maître d’Atlanta Kendrick Lamar.

 ?? (OLIVIER VOGELSANG) ??
(OLIVIER VOGELSANG)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland