«L’or m’a ruiné»
En 1925, Blaise Cendrars publie L’Or, chez Grasset, racontant l’ascension puis la chute de Johann August Suter, citoyen suisse ayant quasiment bâti la Californie moderne avant d’être ruiné par la ruée vers l’or. Extrait:
«Maintenant c’était sous mes fenêtres un défilé ininterrompu. Tout ce qui pouvait marcher montait de San Francisco et des autres vilayets de la côte. Chacun fermait sa hutte, sa baraque, sa ferme, son établissement et montait au Fort Suter, puis continuait sur Coloma. A Monterey et dans les autres villes du sud, on crut d’abord à une invention de ma part pour m’attirer de nouveaux colons. Le défilé sur la route s’arrêta durant quelques jours, puis il reprit de plus belle, ces villes aussi marchaient. Elles se vidaient; mon pauvre domaine était submergé.
»Mon malheur commençait.
»Mes moulins étaient arrêtés. On me vola jusqu’à la pierre des meules. Mes tanneries étaient désertes. De grandes quantités de cuir en préparation moisissaient dans les cuves. Les peaux brutes se décomposaient. Mes Indiens et mes Canaques se sauvèrent avec leurs enfants. Ils ramassaient tous de l’or qu’ils échangeaient contre de l’eaude-vie. Mes bergers abandonnèrent les troupeaux, mes planteurs, les plantations, les ouvriers, leur ouvrage. Mes blés pourrissaient sur pied; personne pour faire la cueillette dans mes vergers; dans mes étables, mes plus belles vaches laitières beuglaient à la mort. Jusqu’à ma fidèle brigade qui s’enfuit. Que pouvais-je faire? Les hommes vinrent me trouver, ils me supplièrent de partir avec eux, de monter à Coloma, d’aller chercher de l’or. Dieu, que cela m’était pénible! Je partis avec eux. Je n’avais plus rien d’autre à faire.»