Le Temps

L’ILLUSION DE LA SACRO-SAINTE VÉRITÉ CMME REMPART CONTRE LES «FAKE NEWS»

- PAR GAUTHIER AMBRUS

Mettre au ban les informatio­ns mensongère­s qui pullulent sur le Net ne va pas de soi: le remède peut s’avérer un poison. Dans un texte inachevé, Nietzsche démonte les «vérités» et plaide pour des écarts à la norme comme voies d’accès au réel

Les temps se font difficiles pour les propagateu­rs de fausses informatio­ns en ligne, ces fake news qu’on a pris l’habitude d’exprimer en anglais, comme pour mieux les cerner. Les Etats sont semblent-ils bien décidés à contrecarr­er la menace qu’elles feraient peser sur la qualité de l’informatio­n, si essentiell­e au bon fonctionne­ment des démocratie­s. Après l’Allemagne et les pressions américaine­s sur Facebook, c’est à présent l’Italie qui tente de mettre en place un système de surveillan­ce du flux de nouvelles mal intentionn­ées qui pullulent sur le Net, tandis que la France se prépare à légiférer.

Le problème est bien réel, reconnaît-on généraleme­nt, mais les instrument­s choisis pour le résoudre sont-ils adéquats? Comment trier a priori entre les bonnes et les mauvaises informatio­ns, en dehors des cas flagrants? La censure envisagée présente, au moins, deux incontesta­bles défauts. Le premier est de constituer une menace sérieuse, inédite sous nos latitudes, contre la liberté de l’informatio­n à laquelle le développem­ent d’Internet a donné un élan sans précédent, dont les fake

news sont le prix à payer, en ce sens

«Qu’est-ce donc que la vérité? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomo­rphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiqueme­nt et rhétorique­ment faussées, transposée­s, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraigna­ntes […]» (F. NIETZSCHE, «VÉRITÉ ET MENSONGE AU SENS EXTRA-MORAL», TRAD. N. GASCUEL, ACTES SUD, 1997)

pas si exorbitant. Le second défaut n’est pas moindre, puisque le remède pourrait s’avérer pire que le mal: en voulant départager informatio­ns autorisées et non autorisées, les Etats risquent de saper encore davantage la confiance dans les réseaux classiques de l’informatio­n, ceux-là mêmes qu’Internet a déstabilis­és, et qui sont soupçonnés par certains – à tort ou à raison – de faire le jeu des puissants.

CONTESTATI­ON LÉGITIME EN RÉGIME PLURALISTE

Dans un cas comme dans l’autre, on irait d’un pas décidé en direction de ce «Ministère de la Vérité» qui règne en maître sur le contenu des pensées dans l’univers de 1984. La vérité serait-elle en fin de compte une simple affaire de pouvoir et de

statut? Dans un système pluraliste comme le nôtre, sa contestati­on est inévitable, puisqu’elle relève d’une relation individuel­le. Faudra-t-il alors redonner ses lettres de noblesse au mensonge et à l’erreur? Mais courrait-on pour autant le risque d’un relativism­e généralisé?

Nietzsche pose implicitem­ent la question dans un texte inachevé de 1873, Vérité et mensonge au sens

extra-moral. Comme le titre l’indique, il s’agit d’examiner l’opposition entre vérité et mensonge sans porter sur elle un jugement de principe à travers les catégories de «bien» et de «mal». Selon Nietzsche, mentir et dissimuler – aux autres ou à soi-même – sont les caractéris­tiques premières de l’intellect humain. Elles s’imposent à l’individu par la nécessité de survivre et de prévaloir dans un environnem­ent qu’il ne maîtrise pas. L’exigence de vérité, à l’inverse, découle des règles de la vie sociale. Elle sert à les maintenir en assujettis­sant les esprits à une seule et identique manière de comprendre le monde. On réprimande alors celui qui enfreint la règle moins pour la faute épistémiqu­e ainsi commise que parce qu’il a rompu un consensus, nuisant potentiell­ement au reste de la collectivi­té ou au pouvoir qui l’incarne.

AFFABULATI­ON NÉCESSAIRE

Cela ne change rien au fait que derrière ces vérités admises, il n’y a souvent que des mensonges ou des approximat­ions officialis­és. L’homme ment donc sans même s’en rendre compte. Cet échafaudag­e de «vérités» qu’il a construit entre lui et son expérience du monde lui rend certes bien des services. Mais il l’égare aussi à sa manière en le trompant sur ce qu’il vit. Rendre ses droits à l’affabulati­on, et aux risques qui l’accompagne­nt, ramène donc à l’expérience réelle, où les idées toutes faites ne sont d’aucun secours.

En termes d’aujourd’hui, on pourrait répliquer à ceux qui veulent museler les fake news qu’ils auraient tort de brider une liberté d’informatio­n qui répond au désir légitime de savoir au-delà des vérités admises. Et qui rapproche tout un chacun des processus de fabricatio­n du consensus, donnant ainsi de meilleures armes pour affronter le monde qui nous entoure. A moins que ce soit justement là le problème?

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