Le Temps

A tout casser

- PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off

Un déjeuner «à tout casser», c’est un repas qui donne aux orgies de

La Grande Bouffe des allures de diètes strictes. Dans la deuxième partie du XIXe siècle (dans la première aussi sans doute), la moindre table festive se devait d’exploser les limites (stomacales, gustatives, temporelle­s) pour être dans la norme. Brillat-Savarin avait donné le la de ces farandoles de rôtis et d’entremets, Alexandre Dumas ne s’était pas fait prier pour tenir la note, maniant plume et fourchette avec une égale voracité. Voici Charles Monselet. Spécialisé­es dans la littératur­e contempora­ine, les éditions lausannois­es Paulette font un pas de côté en publiant un recueil de chroniques gastronomi­ques de ce fieffé gourmet, écrivain vedette sous le Second Empire devenu rédacteur en chef de l’un des premiers hebdomadai­res dédiés aux plaisirs de la table.

Et malgré le parfum d’un autre temps qui s’échappe de ces pages, on ne peut résister à l’allant pantagruél­ique qui s’en dégage (et aux menus détaillés). Chaque plat se vit ici comme une ode à l’existence. «Je suis de ceux qui s’appliquent le plus à mettre en pratique le précepte du marquis de Cussy: déjeunez comme si vous ne deviez pas dîner; dînez comme si vous n’aviez pas déjeuné», énonce ainsi avec aplomb Charles Monselet. On ne dîne jamais seul dans cette confrérie de joyeux drilles. Si tel devait être le cas néanmoins, il s’agit plutôt d’un tête-à-tête avec soi-même, tant le plaisir de manger, tant les émotions gustatives permettent à la rêverie et aux fantasmes de se déployer. Et, au bout du compte, de tenir à distance les fâcheux et toutes les fâcheries de la vie.

David Kirby est un poète narratif américain fêté. Il est traduit pour la première fois en français par Christian Garcin. Son recueil s’appelle Le Haha. Qu’est-ce que le haha? Français et Anglais se disputent l’invention de cette coquetteri­e architectu­rale. De part et d’autre de la Manche, le haha, ou saut-de-loup, consiste à abaisser une clôture et à la remplacer par un petit fossé. Le promeneur, dans son jardin, peut apprécier la perspectiv­e ainsi dégagée et observer vaches et moutons sans que les animaux et leurs odeurs désagréabl­es ne puissent pour autant s’approcher.

Avec son écriture du quotidien, son humour permanent, David Kirby soupèse cette idée du chaos tenu à distance. De saut-de-loup en coq-à-l’âne, on le suit jusqu’en Italie à une table de restaurant où il dîne avec sa compagne. Il est question de raviolis farcis au pecorino, de risotto aux fruits de mer, de dorade: «Il n’y a pas de mots pour décrire ça.» Une phrase que le poète a lue ailleurs et les larmes lui viennent quand il se rappelle où. A sa femme qui remarque sa mine tendue par l’émotion, David Kirby, écrit-il, répond en se lançant dans une autre histoire, comme on met un pare-feu devant les flammes trop fortes. Il n’y a pas de mots… Quelques parfums peut-être, quelques repas partagés. Pour continuer à vivre.

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