Le Temps

LA NUIT OÙ LES EAUX EN FURIE ONT ENGLOUTI FRÉJUS

- PAR ÉLÉONORE SULSER

Maryline Desbiolles raconte la constructi­on et la rupture du barrage de Malpasset en 1959 qui fit 423 morts. Une histoire pleine de boue et de soleil qu’elle met dans l’oeil d’un beau héros plein d’espoir

«Malpasset», «Mau Passet», «mauvais passage», «mauvais pas». «Pas seulement un lieu mal choisi, mais un méchant lieu. Le Mauvais, tu connais? Je veux pas te faire peur, j’ai bien plus peur que toi. Le barrage, il est construit à l’endroit du diable.»

Maryline Desbiolles, dans son dernier roman Rupture, se souvient de la rupture du barrage de Malpasset en décembre 1959. La catastroph­e avait été dantesque: 423 morts entre le barrage – rompu après des jours de très fortes pluies –, la vallée, la campagne et les bas quartiers sur leselle, quels déferlent les eaux chargées de boue et de déchets.

Pour raconter cette histoire d’eau et de terre meuble dans un pays de lumière et de sols secs, Maryline Desbiolles, auteure de La Seiche, d’un portrait de Zouc intitulé Une Femme drôle, mais

aussi des Draps du peintre, de Dans la route et d’innombrabl­es livres ouverts au monde, aux peintres, aux artistes, à ce qui l’entoure, a choisi, cette fois, de suivre François. François est né, comme elle, en Savoie. Comme qui vit près de Nice, François est venu s’installer dans le Sud.

Mais François n’écrit pas de romans. Il prend des photos et il travaille comme ouvrier. Au début de l’histoire, François se laisse convaincre de venir «changer la vie des gens» en lâchant sa vallée alpine, en rejoignant vers le sud, son ami René – René Le Rouge – qui s’est fait embaucher sur le chantier du barrage du Malpasset. Une grande aventure que ce chantier qui promet un beau barrage «à voûte», élégant et moderne. François et René y travaillen­t avec enthousias­me.

GUERRE D’ALGÉRIE

Autour de Fréjus, le jeune François s’invente une vie. Il fait de la photo, tombe amoureux, va au cinéma. Il se gorge de mer, de pêches, de soleil, tandis qu’un autre soleil, plus dur encore, l’attend de l’autre côté de la Méditerran­ée. En ces années 1950, les jeunes de vingt ans n’échappent pas à la conscripti­on et en Algérie, c’est la guerre.

Rupture, c’est le roman d’une jeunesse brutalemen­t interrompu­e. Dit comme ça, cela peut sembler banal, mais sous la plume de Maryline Desbiolles rien ne l’est. Parce qu’en visionnair­e des temps passés, la romancière scrute le monde autour d’elle, raconte sa région, les marques que le temps et l’histoire y ont laissées. Les drames qu’on se raconte encore et qui marquent le paysage.

Rien de gratuit dans le choix de la catastroph­e de Malpasset. Maryline Desbiolles n’est pas de celles et ceux qui s’emparent d’un fait divers pour nourrir leur inspiratio­n. Ce qu’elle saisit, c’est une mémoire, des traces, une archéologi­e sensible des hommes et des lieux.

SENSUALITÉ

Et puis, surtout, il y a l’incroyable sensualité de son écriture. Si vous manquez de soleil en ces mois d’hiver, en quelques mots ses pages vous réchauffen­t, vous brûlent, vous tannent, vous donnent soif. «Sable mouillé, sable à peine léché par l’écume, empreinte de pied, bois flotté, short oublié, herbes folles, sable creusé par le vent, sable et rien d’autre.» Ailleurs: «La beauté aussi désespéran­te que la lumière de l’oasis d’El Kantara entourée de fil de fer barbelé. La peur. La chaleur. Le goût infect d’eau chaude à l’orange.»

On croit que Maryline Desbiolles n’est que romancière ou essayiste, mais en réalité elle sait se faire peintre, photograph­e ou parfumeuse, sculptrice aussi à l’occasion, tant ses descriptio­ns sont sensibles. Et tout cela, sans effets, sans débauche d’adjectifs, par la grâce du regard, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et du toucher. Il semble parfois que les objets dont elle parle prennent vie sous vos doigts de lecteur: «Pêche, «pomme de Perse» venue de Chine en vérité par la Route de la soie. Soie rose sans doute et ruines dorées de l’aqueduc que les Romains déjà avaient construit pour amener l’eau jusqu’à Fréjus…»

Elle ne manque pas non plus de ce sixième sens qui débusque des signes derrière les noms, dans les formules consacrées, dans les correspond­ances. Elle tisse sa toile de lumière, une lumière qui change, de saison en saison jusqu’à ce que brusquemen­t tout s’éteigne. Comme par hasard, à l’heure de La Piste aux étoiles, que regardaien­t justement les gens de Fréjus au moment où les eaux firent céder le barrage.

«Si vous manquez de soleil en ces mois d’hiver, en quelques mots ces pages vous réchauffen­t, vous brûlent»

 ?? (AFP) ?? Réquisitio­nnés après la grande catastroph­e, les soldats s’activent aux côtés des sinistrés dans un paysage de désolation. Maryline Desbiolles suit les traces de François, venu s’installer sur ces terres gorgées de lumière, au sud de la France, pour...
(AFP) Réquisitio­nnés après la grande catastroph­e, les soldats s’activent aux côtés des sinistrés dans un paysage de désolation. Maryline Desbiolles suit les traces de François, venu s’installer sur ces terres gorgées de lumière, au sud de la France, pour...

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