DE L’INÉGALITÉ DES VIES
L’anthropologue et philosophe français Didier Fassin explore la valeur de l’existence dans son dernier essai. A travers le concept de «forme de vie», il vise une meilleure compréhension du monde social. Si sa démarche incite à désiller les yeux face à une réalité dérangeante, elle n’est pas exempte de reproches
Au plus fort de la crise des réfugiés en Europe, les autorités hongroises parquaient ceux-ci derrière des barbelés et leur jetaient des sacs de nourriture par-dessus la clôture, comme on le ferait avec des bêtes sauvages. Au même moment, les autorités allemandes les accueillaient dans des centres où ils recevaient soutien matériel et psychologique. Comment illustrer plus crûment – plus cruellement aussi – la différence de traitement possible des humains par les humains? Entre les traiter comme des animaux dont on reconnaît tout juste les besoins élémentaires ou leur tendre la main comme à des êtres méritant compréhension et bienveillance, il y a, on le voit, un gouffre éthique.
Ces individus qui partageaient une forme de vie identique – celle de nomades forcés – ont ainsi fait l’expérience, extraordinairement différente, de la manière dont leur vie était considérée, selon qu’ils étaient captifs des Hongrois ou accueillis par les Allemands. Or, pour saisir à la fois cette unité de condition et la différence des expériences qui peuvent en être faites, le philosophe ou l’anthropologue manquent de concepts. C’est la raison pour laquelle Didier Fassin mobilise le concept de «forme de vie», précisément, et le dote d’une nouvelle valeur descriptive: «Parler de la forme de vie de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants dépossédés de leur pays d’origine et indésirables dans leur pays d’accueil, c’est rendre compte d’expé- riences humaines partagées autant que de contextes culturels particuliers, d’exposition à des périls physiques autant que de mise en danger par des mesures sociales, d’incertitudes juridiques autant que d’aménagements pragmatiques.»
NOUVELLE VALEUR DESCRIPTIVE
Dider Fassin est anthropologue-philosophe (les deux) et il a mené à ce titre des enquêtes en Europe, aux Amériques et en Afrique du Sud. Dans La Vie. Mode
d’emploi critique, le phénomène central qu’il tente de conceptualiser est celui de «l’inégalité des vies». Que ce soit à propos des réfugiés en Europe, des malades du sida en Afrique du Sud ou des Afro-Américains aux Etats-Unis, il fait le même constat qu’il y a des vies qui sont plus indifférentes que d’autres, des morts qui comptent plus que d’autres et que, d’une manière générale, nombreuses sont les stratégies possibles qui permettent de dévaloriser la vie d’autrui.
Encore faut-il trouver les outils adéquats pour décrire cette inégalité des existences et, aussi, du déni qui l’accompagne. Car cette inégalité fondamentale, nous avons tendance à l’occulter, à la mettre hors champ. Fassin – et c’est en cela que son travail relève de la théorie critique de la société – vise au contraire à nous rendre conscients «de ce que la force de l’habitude et l’empire du conformisme nous font tenir pour acquis». En effet, l’inégalité des vies nous est si proche que nous ne la voyons plus, chez nous comme chez les autres.
Le livre de Fassin se développe donc sur un double plan: le premier relève de la description d’une certaine réalité sociale, description guidée par une question, peutêtre la plus englobante de toutes les sciences humaines: comment des sociétés considèrent-elles l’existence, quelle valeur lui attribuent-elles? C’est la face anthropologique de sa démarche, richement informée. Le second plan élabore la réflexion sur les moyens de restituer une telle réalité, c’està-dire sur les outils théoriques permettant d’en rendre adéquatement compte – c’est sa face proprement philosophique.
CONCEPT IMPARFAIT
Intellectuellement exemplaire, cette double démarche laisse toutefois ici un goût d’inachevé, notamment dans sa réelle capacité à véritablement offrir «une nouvelle intelligibilité du monde social mais également de nouvelles potentialités d’intervention». Certes, considérer la vie dans la perspective de l’inégalité dessille salutairement le regard. Mais on peut se demander si le concept de «forme de vie», lourdement mobilisé dans la première partie du livre, est adéquat à cette tâche, et ce qu’il apporte de véritablement nouveau par rapport au terme de «condition», par exemple, ou même des fameuses «capabilités» d’Amartya Sen, qui lui aussi se concentre sur la zone de contact entre l’expérience individuelle, telle qu’elle est vécue, et le contexte général dans lequel elle s’inscrit.
D’autres exemples pourraient être cités dans le corpus des sciences humaines, qui tous mettent en évidence ce qui reste effectivement une source inépuisable de réflexion critique, à savoir le hiatus entre les principes affirmés (en l’occurrence, la valeur suprême de la vie) et leur mise en oeuvre dans l’existence concrète. Il n’est pas sûr que le concept de forme de vie permette d’élucider beaucoup plus avant ce mystère de toujours.
Cette inégalité fondamentale, nous avons tendance à l’occulter, à la mettre hors champ