Le Temps

DE L’INÉGALITÉ DES VIES

- PAR MARK HUNYADI

L’anthropolo­gue et philosophe français Didier Fassin explore la valeur de l’existence dans son dernier essai. A travers le concept de «forme de vie», il vise une meilleure compréhens­ion du monde social. Si sa démarche incite à désiller les yeux face à une réalité dérangeant­e, elle n’est pas exempte de reproches

Au plus fort de la crise des réfugiés en Europe, les autorités hongroises parquaient ceux-ci derrière des barbelés et leur jetaient des sacs de nourriture par-dessus la clôture, comme on le ferait avec des bêtes sauvages. Au même moment, les autorités allemandes les accueillai­ent dans des centres où ils recevaient soutien matériel et psychologi­que. Comment illustrer plus crûment – plus cruellemen­t aussi – la différence de traitement possible des humains par les humains? Entre les traiter comme des animaux dont on reconnaît tout juste les besoins élémentair­es ou leur tendre la main comme à des êtres méritant compréhens­ion et bienveilla­nce, il y a, on le voit, un gouffre éthique.

Ces individus qui partageaie­nt une forme de vie identique – celle de nomades forcés – ont ainsi fait l’expérience, extraordin­airement différente, de la manière dont leur vie était considérée, selon qu’ils étaient captifs des Hongrois ou accueillis par les Allemands. Or, pour saisir à la fois cette unité de condition et la différence des expérience­s qui peuvent en être faites, le philosophe ou l’anthropolo­gue manquent de concepts. C’est la raison pour laquelle Didier Fassin mobilise le concept de «forme de vie», précisémen­t, et le dote d’une nouvelle valeur descriptiv­e: «Parler de la forme de vie de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants dépossédés de leur pays d’origine et indésirabl­es dans leur pays d’accueil, c’est rendre compte d’expé- riences humaines partagées autant que de contextes culturels particulie­rs, d’exposition à des périls physiques autant que de mise en danger par des mesures sociales, d’incertitud­es juridiques autant que d’aménagemen­ts pragmatiqu­es.»

NOUVELLE VALEUR DESCRIPTIV­E

Dider Fassin est anthropolo­gue-philosophe (les deux) et il a mené à ce titre des enquêtes en Europe, aux Amériques et en Afrique du Sud. Dans La Vie. Mode

d’emploi critique, le phénomène central qu’il tente de conceptual­iser est celui de «l’inégalité des vies». Que ce soit à propos des réfugiés en Europe, des malades du sida en Afrique du Sud ou des Afro-Américains aux Etats-Unis, il fait le même constat qu’il y a des vies qui sont plus indifféren­tes que d’autres, des morts qui comptent plus que d’autres et que, d’une manière générale, nombreuses sont les stratégies possibles qui permettent de dévalorise­r la vie d’autrui.

Encore faut-il trouver les outils adéquats pour décrire cette inégalité des existences et, aussi, du déni qui l’accompagne. Car cette inégalité fondamenta­le, nous avons tendance à l’occulter, à la mettre hors champ. Fassin – et c’est en cela que son travail relève de la théorie critique de la société – vise au contraire à nous rendre conscients «de ce que la force de l’habitude et l’empire du conformism­e nous font tenir pour acquis». En effet, l’inégalité des vies nous est si proche que nous ne la voyons plus, chez nous comme chez les autres.

Le livre de Fassin se développe donc sur un double plan: le premier relève de la descriptio­n d’une certaine réalité sociale, descriptio­n guidée par une question, peutêtre la plus englobante de toutes les sciences humaines: comment des sociétés considèren­t-elles l’existence, quelle valeur lui attribuent-elles? C’est la face anthropolo­gique de sa démarche, richement informée. Le second plan élabore la réflexion sur les moyens de restituer une telle réalité, c’està-dire sur les outils théoriques permettant d’en rendre adéquateme­nt compte – c’est sa face proprement philosophi­que.

CONCEPT IMPARFAIT

Intellectu­ellement exemplaire, cette double démarche laisse toutefois ici un goût d’inachevé, notamment dans sa réelle capacité à véritablem­ent offrir «une nouvelle intelligib­ilité du monde social mais également de nouvelles potentiali­tés d’interventi­on». Certes, considérer la vie dans la perspectiv­e de l’inégalité dessille salutairem­ent le regard. Mais on peut se demander si le concept de «forme de vie», lourdement mobilisé dans la première partie du livre, est adéquat à cette tâche, et ce qu’il apporte de véritablem­ent nouveau par rapport au terme de «condition», par exemple, ou même des fameuses «capabilité­s» d’Amartya Sen, qui lui aussi se concentre sur la zone de contact entre l’expérience individuel­le, telle qu’elle est vécue, et le contexte général dans lequel elle s’inscrit.

D’autres exemples pourraient être cités dans le corpus des sciences humaines, qui tous mettent en évidence ce qui reste effectivem­ent une source inépuisabl­e de réflexion critique, à savoir le hiatus entre les principes affirmés (en l’occurrence, la valeur suprême de la vie) et leur mise en oeuvre dans l’existence concrète. Il n’est pas sûr que le concept de forme de vie permette d’élucider beaucoup plus avant ce mystère de toujours.

Cette inégalité fondamenta­le, nous avons tendance à l’occulter, à la mettre hors champ

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(SERGEY PONOMAREV/LAIF) Didier Fassin se penche sur la différence de traitement des réfugiés syriens pour saisir comment, subissant le même malheur, ces exilés ont été bien accueillis – comme en Allemagne – ou ont vu leur dignité bafouée, comme ici en Hongrie.

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