«FAULKNER, L’ÉCRITURE EN CRUE»
J’aime lire dans l’édition originale. Je n’ai jamais eu la chance d’avoir entre mes mains la toute première impression de celle de Sanctuary de Faulkner. Avec sa jaquette Art déco de 1931, elle brouille les pistes. Elle ne dit rien de l’âpre Louisiane au coeur de ce féroce roman. Je l’ai découvert en français pour la première fois, dans la traduction de R.N. Raimbault et Henri Delgove. Ce duo a rendu ainsi la première phrase de Sanctuaire: «A travers l’écran des broussailles qui entouraient la source, Popeye regardait l’homme boire.»
Ma version de Sanctuaire date de 1949. A quelques détails près, elle est la copie de l’édition parue dans la Blanche de Gallimard en 1933, précédée d’une préface signée André Malraux. J’aurais pu écrire précédée de la préface signée Malraux. Parce que cette critique est tout aussi fameuse que le roman dont elle décrit magistralement les rouages: «Sanctuaire, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier.»
Dans le genre pitch, on n’a rien inventé de mieux. De cette préface mythique, je retiens toutefois cette évidence formulée par Malraux, et qui n’en était pas une quand Faulkner fumait sa pipe en tapant sur les touches de son
Underwood: «Sanctuaire est donc un roman d’atmosphère policière sans policiers, de gangs aux gangsters crasseux, parfois lâches, sans puissance…» Malraux nous livre par là même les clés ouvrant toutes les portes du genre noir en littérature: «Sans doute est-ce une erreur que de voir dans l’intrigue, dans la recherche du criminel, l’essentiel du roman policier.» Ce destin implacable qui se dresse derrière les personnages de Faulkner, cet écrasement dont ils sont la proie constituent la matière même de l’écriture. Et Malraux, une dernière fois: «Certains grands romans furent d’abord pour leur auteur la création de la seule chose qui pût le submerger. Et, comme Lawrence s’enveloppe dans la sexualité, Faulkner s’enfouit dans l’irrémédiable.»
A trop piocher dans cette monumentale préface, on dira que je préfère Malraux à Faulkner. Sans jouer la Voie Royale contre Le Bruit et la Fureur, j’abandonne l’espace balisé de la critique littéraire, lui préférant le terrain en friche du coup de coeur. J’aime, donc… Oui, tombé raide dingue de Sanctuaire. D’abord pour sa pellicule, flashée dans la lumière trop forte de la Louisiane: «Sur ce fond de silence et de soleil, avec son chapeau de paille sur le coin de l’oeil et de l’angle obtus de ses deux bras, il revêtait l’inquiétante minceur d’une silhouette de fer-blanc.» Pour sa bande-son: «Les bougainvillées le long de la véranda devaient être aussi grosses que des balles de basket et pendre avec une légèreté de ballons de baudruche. Et, tout en suivant d’un regard vague et stupide la fuite éperdue des bermes, Temple se mit à crier. Cela débuta par un gémissement, puis s’enfla, monta, étouffé soudain par la main de Popeye.» Pour ses photographies: «Le train avançait en ferraillant, s’arrêtait, cahotait. Il s’éveilla, se rendormit. Une bourrade anonyme le fit passer sans transition du sommeil dans une aube couleur de primevère, au milieu de figures bouffies, mal rasées, livides, comme vues à travers la dernière et pâlissante fumée d’un holocauste, qui se regardaient l’une l’autre en clignotant, avec des yeux morts où la conscience revenait lentement en ondes opaques et mystérieuses.»
Si Faulkner me donne l’impression d’avoir «tourné» son livre, comme l’on dirait d’un film, je ne saurais réduire Sanctuaire à un synopsis. Cet écrivain cinématographique est bien plus qu’un scénariste. Sa puissance évocatrice, le rythme infernal de son écriture, la maîtrise de ses dialogues en font ce «père du texte», si bien campé par l’écrivain français Pierre Michon. Je ne dirais pas que Faulkner m’inspire au premier degré. Je n’emporte pas sa prose comme une caisse à outils littéraires. En revanche, je suis sensible à son génie climatique. Chez lui, les lieux composent la matrice du roman. Faulkner n’accorde aucune place à l’accessoire. Pas la moindre description ne procède du simple décor. Sous sa plume, tout objet subit un prodigieux détournement. Un vulgaire épi de maïs n’est autre que l’instrument du viol donnant corps à cette terrible histoire. Dès lors, c’est tout le Sud agricole des Etats-Unis qui devient une scène de crime. Le mal, pour tout horizon. Voilà pourquoi je tiens Faulkner pour l’un des plus grands auteurs de polars.