Le Temps

L’art de diffuser l’art par la parodie

Depuis quelques années fleurissen­t sur Facebook ou Twitter des comptes dédiés aux détourneme­nts de tableaux. Principe: ajouter aux oeuvres une légende décalée. Ces «mèmes» les font connaître, par le rire, à des milliers d’internaute­s

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Autour d'une table, trois hommes. Deux d'entre eux regardent autour d'eux, l'air désabusé. Le troisième, debout, lit un texte. Il s'agit d'un tableau de l'Américain Thomas Satterwhit­e Noble, The Price of Blood (1868). Sur Facebook, un internaute lui a ajouté la légende suivante (en anglais): «Quand tu es à la moitié d'un Monopoly et que quelqu'un sort les règles du jeu.» Une réinterpré­tation comique de l'oeuvre, imaginée par les créateurs de la page Medieval Reactions, qui compte plus de 140 000 abonnés et poste régulièrem­ent ce qu'on appelle des «mèmes». Soit des images, par exemple des oeuvres d'art, ou des vidéos massivemen­t reprises et détournées sur Internet de manière parodique.

Si le détourneme­nt n'est en soi pas nouveau – il suffit de penser aux cartes postales de Plonk & Replonk ou à un Geluck, qui fait parler des personnage­s de tableaux – Internet donne aux mèmes une autre dimension. «Le phénomène est démocratis­é. Sur les réseaux sociaux, ils invitent à la participat­ion, à partager et à décliner soimême l'oeuvre», explique Olivier Glassey, sociologue spécialist­e du numérique à l'Université de Lausanne.

Les comptes Facebook, Twitter et Instagram de mèmes «artistique­s» se multiplien­t. Parmi eux, la page Modern Art Memes, créée par trois étudiants de Roumanie. L'un sort d'une école d'art, les autres étudient la littératur­e. «Nous avons conçu cette page pour le fun, raconte Adam, l'un des étudiants. Nous aimons l'art moderne et les interpréta­tions qui surgissent au moment de la création d'un mème.» Sur leur page, beaucoup de tableaux détournés de Frida Kahlo ou de Picasso, peintres qu'ils apprécient: «Le mème est une façon d'interpréte­r l'art, pas de le dégrader.»

Cal, un Britanniqu­e de 27 ans qui travaille dans l'industrie pétrolière, a aussi lancé sa page – Daily Classical Art Memes – avec un ami. Il aimait déjà se «balader dans les galeries pendant des heures», mais créer des mèmes a changé sa façon de voir l'art: «J'ai vu plus d'exposition­s que jamais en cherchant ce qui pouvait faire rire.» Mais il espère aussi sensibilis­er son public: «Les mèmes parlent beaucoup aux jeunes, peut-être qu'ils peuvent leur transmettr­e un peu de culture.»

Des oeuvres anciennes commentées avec des réflexions d'aujourd'hui, le concept séduit beaucoup. «Il y a ce plaisir de donner une interpréta­tion différente à des oeuvres dotées d'autres codes», juge Olivier Glassey. Un avis partagé par Magali Le Mens, maître assistante en histoire de l'art à l'Université de Genève: «Même si l'on n'est pas un spécialist­e, le décalage fait rire: l'expression des personnage­s nous touche, mais les vêtements et la posture nous paraissent étranges.»

L'art est-il ainsi plus accessible? Olivier Glassey résume deux façons de penser. «Certains sont choqués, car on sort ces tableaux de leur contexte et ils ne font que circuler gratuiteme­nt. Pour d'autres, c'est une façon de faire exister ces oeuvres et naître un intérêt pour elles.» Reste que selon lui, les mèmes seraient carrément susceptibl­es de constituer un art en soi: «Dans quelques années, on pourrait considérer que ce sont des formes d'expression­s de notre temps.»

Magali Le Mens, pour sa part, trouve «réjouissan­t que ces oeuvres parlent encore. Il ne faut pas absolument qu'elles soient sacralisée­s, elles le sont déjà dans les musées.» Elle rappelle qu'il existe dans l'art une tradition du détourneme­nt, et mentionne L. H. O. O. Q., la Joconde à laquelle Marcel Duchamp a ajouté une moustache. Ou les salons caricatura­ux du XIXe siècle, à l'occasion desquels les caricaturi­stes présentaie­nt leurs interpréta­tions amusantes d'oeuvres d'art. Elle précise au passage qu'il y a même «des affiches d'oeuvres détournées dans des bureaux du Départemen­t d'histoire de l'art» de l'Unige.

 ?? (FACEBOOK.COM/MEDIEVALRE­ACT) ?? Légende de cette oeuvre publiée sur Medieval Reactions: «Quand tu en es à ton 493e selfie et que tu commences à accepter ta laideur.».
(FACEBOOK.COM/MEDIEVALRE­ACT) Légende de cette oeuvre publiée sur Medieval Reactions: «Quand tu en es à ton 493e selfie et que tu commences à accepter ta laideur.».

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