Le Temps

Vers une course aux armements nucléaires

L’administra­tion Trump a dévoilé vendredi sa nouvelle doctrine en matière d’armes nucléaires. Elle envisage de faciliter l’emploi des bombes atomiques tactiques, notamment en réponse à de «simples» cyberattaq­ues

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Certains y verront le triomphe de la raison. Ce lundi 5 février, la Russie et les Etats-Unis peuvent se vanter d’avoir atteint les limites fixées par le nouveau traité Start négocié à Genève en 2010 et entré en vigueur en 2011. Les deux puissances atomiques, qui recensent aujourd’hui encore 93% des arsenaux nucléaires mondiaux, ont appliqué ce traité de réduction des armes (nucléaires) stratégiqu­es de façon exemplaire en dépit de fortes récentes tensions entre Moscou et Washington. Selon un responsabl­e du Départemen­t d’Etat américain, «les Etats-Unis ont atteint les limites fixées en août 2017». Le traité prévoit de limiter à 1550 le nombre de têtes nucléaires déployées et à 700 les vecteurs nucléaires, dont les missiles balistique­s interconti­nentaux, les missiles balistique­s lancés à partir de sous-marins et de bombardier­s. Le Temps n’a pas pu obtenir confirmati­on de la Mission de Russie à Genève que Moscou a atteint l’objectif du traité. Mais au Départemen­t d’Etat, on se veut rassurant: «Nous n’avons pas de raison de croire qu’ils ne l’ont pas atteint.»

Coup de poker

Le même responsabl­e du Départemen­t d’Etat est catégoriqu­e: «La mise en oeuvre du nouveau traité Start s’est effectuée de façon pragmatiqu­e et profession­nelle. Le régime de vérificati­on (prévu par le traité) a continué à nous fournir des informatio­ns sur les forces nucléaires russes.» Au cours de ce mois, les deux pays doivent fournir des données sur leurs arsenaux respectifs. Moscou et Washington sont autorisés à effectuer sur le sol respective­ment américain et russe douze inspection­s de sites nucléaires par an. Ils s’échangent par ailleurs des données télémétriq­ues précieuses sur d’éventuels essais de missiles. Pour s’assurer de la bonne mise en oeuvre, Russes et Américains se réunissent régulièrem­ent depuis 2011 à Genève, au sein de la Commission bilatérale consultati­ve.

Le nouveau traité Start est toutefois l’arbre qui cache la forêt. Vendredi, le Pentagone a présenté la nouvelle posture nucléaire américaine. Celle-ci suscite déjà des sueurs froides auprès des spécialist­es du contrôle des armements. En fin de semaine, le magazine Time ne s’y méprenait pas, intitulant sa page de couverture «Making America Nuclear Again» («Refaire de l’Amérique une puissance nucléaire»): le coup de poker de Trump. Lors de son discours sur l’état de l’Union le 30 janvier, le président américain n’a pas fait mystère de ses intentions: «Nous devons moderniser et reconstrui­re notre arsenal nucléaire […] de manière à le rendre si puissant qu’il dissuadera tout acte d’agression.» La grande nouveauté dans la posture de Washington est la volonté de créer trois nouvelles armes nucléaires dites tactiques, moins puissantes (5 tonnes contre 20 tonnes pour la bombe d’Hiroshima).

La Russie et la Chine n’ont pas tardé à réagir. Pour Moscou, qui se sent directemen­t visé, la nouvelle posture nucléaire américaine est «de caractère belliqueux et anti-russe». Les Russes promettent d’y répondre avec les «mesures nécessaire­s». Pékin dénonce les «supputatio­ns au hasard» faites dans le document: «Nous espérons que les EtatsUnis abandonner­ont cette mentalité de Guerre froide.»

La nouvelle politique de l’administra­tion Trump préoccupe vivement Andrew Weber, ex-conseiller principal du chef du Pentagone en matière d’armes de destructio­n massive: «C’est une rupture radicale avec le consensus en place à Washington depuis les années Reagan. C’est surtout très dangereux.» Les nouvelles ogives nucléaires envisagées seraient à «bas rendement». Fait inédit: elles pourraient servir non pas seulement en réaction à une autre attaque nucléaire, mais en cas de cyberattaq­ue. Elles ne raseraient pas des villes entières comme une arme stratégiqu­e, tueraient moins de personnes. Elles pourraient être utilisées dans des théâtres de guerre limités.

Tabou brisé

«C’est là tout le danger. On risque d’estomper complèteme­nt le seuil entre armes nucléaires et convention­nelles, s’inquiète Andrew Weber, qui a souvent négocié avec la Russie pour réduire la menace d’armes de destructio­n massive. De plus, il est naïf de croire que de telles armes ne sont pas susceptibl­es de provoquer une riposte nucléaire massive.» Nombre d’experts du domaine n’en font pas mystère: la notion de «guerre nucléaire limitée» est une illusion. L’ex-conseiller du Pentagone dénonce avec véhémence l’illusion propagée par l’administra­tion Trump: celle de créer une «arme nucléaire humanitair­e», deux termes incompatib­les.

L’administra­tion Trump brise un tabou vieux de 70 ans, remontant aux attaques d’Hiroshima et de Nagasaki: qu’il ne faut plus jamais recourir à l’arme nucléaire. A l’heure où le nouveau traité Start, que Russes et Américains ont négocié des mois durant à Genève au moment de la remise des compteurs à zéro (reset) entre Moscou et Washington en 2010, montre son efficacité, la présidence américaine émet un message très différent. «Pour moi, il y a deux risques, poursuit l’ex-secrétaire adjoint à la Défense Andrew Weber. Le premier, c’est celui d’une erreur de calcul. De telles armes tactiques peuvent être utilisées à partir de bombardier­s furtifs et rendre quasiment impossible pour l’adversaire de savoir si ces avions transporte­nt des armes atomiques ou convention­nelles. Le second est tout aussi inquiétant. Cette nouvelle posture risque de déclencher une nouvelle course aux armes nucléaires, mais globale cette fois-ci.»

Le monde compte actuelleme­nt neuf Etats détenant des bombes atomiques. Les arsenaux sont peut-être passés d’un pic de 70300 têtes nucléaires en 1986 à 14550 aujourd’hui, selon la Fédération des scientifiq­ues américains, mais aucun Etat nucléaire n’a l’intention de désarmer. Russie et Chine sont en phase de modernisat­ion de leurs arsenaux, au même titre que les Etats-Unis.

Enfin, Donald Trump reste très sceptique quant aux traités de contrôle des armements. Lors de son premier coup de fil à Vladimir Poutine, il avait jugé «mauvais» le nouveau traité Start qui expirera en 2021. «Là, conclut Andrew Weber, avec cette nouvelle attitude de Washington, on risque de détruire la logique du contrôle des armements.» Pas très étonnant quand on sait qui a échafaudé la nouvelle posture nucléaire: Keith Payne et Franklin Miller, deux universita­ires «faucons nucléaires» de la Guerre froide. Mais avec une nouvelle course aux armements, le contexte ne sera plus celui de l’équilibre de la terreur de l’après-guerre entre Russie et Etats-Unis. Il sera davantage celui de la proliférat­ion nucléaire tous azimuts.

«On risque d’estomper complèteme­nt le seuil entre armes nucléaires et convention­nelles» ANDREW WEBER, EX-CONSEILLER PRINCIPAL DU CHEF DU PENTAGONE EN MATIÈRE D’ARMES DE DESTRUCTIO­N MASSIVE

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(MICHAEL DUNNING/GETTY IMAGES) Un missile balistique américain dans son silo, en Arizona.

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