Vers une course aux armements nucléaires
L’administration Trump a dévoilé vendredi sa nouvelle doctrine en matière d’armes nucléaires. Elle envisage de faciliter l’emploi des bombes atomiques tactiques, notamment en réponse à de «simples» cyberattaques
Certains y verront le triomphe de la raison. Ce lundi 5 février, la Russie et les Etats-Unis peuvent se vanter d’avoir atteint les limites fixées par le nouveau traité Start négocié à Genève en 2010 et entré en vigueur en 2011. Les deux puissances atomiques, qui recensent aujourd’hui encore 93% des arsenaux nucléaires mondiaux, ont appliqué ce traité de réduction des armes (nucléaires) stratégiques de façon exemplaire en dépit de fortes récentes tensions entre Moscou et Washington. Selon un responsable du Département d’Etat américain, «les Etats-Unis ont atteint les limites fixées en août 2017». Le traité prévoit de limiter à 1550 le nombre de têtes nucléaires déployées et à 700 les vecteurs nucléaires, dont les missiles balistiques intercontinentaux, les missiles balistiques lancés à partir de sous-marins et de bombardiers. Le Temps n’a pas pu obtenir confirmation de la Mission de Russie à Genève que Moscou a atteint l’objectif du traité. Mais au Département d’Etat, on se veut rassurant: «Nous n’avons pas de raison de croire qu’ils ne l’ont pas atteint.»
Coup de poker
Le même responsable du Département d’Etat est catégorique: «La mise en oeuvre du nouveau traité Start s’est effectuée de façon pragmatique et professionnelle. Le régime de vérification (prévu par le traité) a continué à nous fournir des informations sur les forces nucléaires russes.» Au cours de ce mois, les deux pays doivent fournir des données sur leurs arsenaux respectifs. Moscou et Washington sont autorisés à effectuer sur le sol respectivement américain et russe douze inspections de sites nucléaires par an. Ils s’échangent par ailleurs des données télémétriques précieuses sur d’éventuels essais de missiles. Pour s’assurer de la bonne mise en oeuvre, Russes et Américains se réunissent régulièrement depuis 2011 à Genève, au sein de la Commission bilatérale consultative.
Le nouveau traité Start est toutefois l’arbre qui cache la forêt. Vendredi, le Pentagone a présenté la nouvelle posture nucléaire américaine. Celle-ci suscite déjà des sueurs froides auprès des spécialistes du contrôle des armements. En fin de semaine, le magazine Time ne s’y méprenait pas, intitulant sa page de couverture «Making America Nuclear Again» («Refaire de l’Amérique une puissance nucléaire»): le coup de poker de Trump. Lors de son discours sur l’état de l’Union le 30 janvier, le président américain n’a pas fait mystère de ses intentions: «Nous devons moderniser et reconstruire notre arsenal nucléaire […] de manière à le rendre si puissant qu’il dissuadera tout acte d’agression.» La grande nouveauté dans la posture de Washington est la volonté de créer trois nouvelles armes nucléaires dites tactiques, moins puissantes (5 tonnes contre 20 tonnes pour la bombe d’Hiroshima).
La Russie et la Chine n’ont pas tardé à réagir. Pour Moscou, qui se sent directement visé, la nouvelle posture nucléaire américaine est «de caractère belliqueux et anti-russe». Les Russes promettent d’y répondre avec les «mesures nécessaires». Pékin dénonce les «supputations au hasard» faites dans le document: «Nous espérons que les EtatsUnis abandonneront cette mentalité de Guerre froide.»
La nouvelle politique de l’administration Trump préoccupe vivement Andrew Weber, ex-conseiller principal du chef du Pentagone en matière d’armes de destruction massive: «C’est une rupture radicale avec le consensus en place à Washington depuis les années Reagan. C’est surtout très dangereux.» Les nouvelles ogives nucléaires envisagées seraient à «bas rendement». Fait inédit: elles pourraient servir non pas seulement en réaction à une autre attaque nucléaire, mais en cas de cyberattaque. Elles ne raseraient pas des villes entières comme une arme stratégique, tueraient moins de personnes. Elles pourraient être utilisées dans des théâtres de guerre limités.
Tabou brisé
«C’est là tout le danger. On risque d’estomper complètement le seuil entre armes nucléaires et conventionnelles, s’inquiète Andrew Weber, qui a souvent négocié avec la Russie pour réduire la menace d’armes de destruction massive. De plus, il est naïf de croire que de telles armes ne sont pas susceptibles de provoquer une riposte nucléaire massive.» Nombre d’experts du domaine n’en font pas mystère: la notion de «guerre nucléaire limitée» est une illusion. L’ex-conseiller du Pentagone dénonce avec véhémence l’illusion propagée par l’administration Trump: celle de créer une «arme nucléaire humanitaire», deux termes incompatibles.
L’administration Trump brise un tabou vieux de 70 ans, remontant aux attaques d’Hiroshima et de Nagasaki: qu’il ne faut plus jamais recourir à l’arme nucléaire. A l’heure où le nouveau traité Start, que Russes et Américains ont négocié des mois durant à Genève au moment de la remise des compteurs à zéro (reset) entre Moscou et Washington en 2010, montre son efficacité, la présidence américaine émet un message très différent. «Pour moi, il y a deux risques, poursuit l’ex-secrétaire adjoint à la Défense Andrew Weber. Le premier, c’est celui d’une erreur de calcul. De telles armes tactiques peuvent être utilisées à partir de bombardiers furtifs et rendre quasiment impossible pour l’adversaire de savoir si ces avions transportent des armes atomiques ou conventionnelles. Le second est tout aussi inquiétant. Cette nouvelle posture risque de déclencher une nouvelle course aux armes nucléaires, mais globale cette fois-ci.»
Le monde compte actuellement neuf Etats détenant des bombes atomiques. Les arsenaux sont peut-être passés d’un pic de 70300 têtes nucléaires en 1986 à 14550 aujourd’hui, selon la Fédération des scientifiques américains, mais aucun Etat nucléaire n’a l’intention de désarmer. Russie et Chine sont en phase de modernisation de leurs arsenaux, au même titre que les Etats-Unis.
Enfin, Donald Trump reste très sceptique quant aux traités de contrôle des armements. Lors de son premier coup de fil à Vladimir Poutine, il avait jugé «mauvais» le nouveau traité Start qui expirera en 2021. «Là, conclut Andrew Weber, avec cette nouvelle attitude de Washington, on risque de détruire la logique du contrôle des armements.» Pas très étonnant quand on sait qui a échafaudé la nouvelle posture nucléaire: Keith Payne et Franklin Miller, deux universitaires «faucons nucléaires» de la Guerre froide. Mais avec une nouvelle course aux armements, le contexte ne sera plus celui de l’équilibre de la terreur de l’après-guerre entre Russie et Etats-Unis. Il sera davantage celui de la prolifération nucléaire tous azimuts.
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«On risque d’estomper complètement le seuil entre armes nucléaires et conventionnelles» ANDREW WEBER, EX-CONSEILLER PRINCIPAL DU CHEF DU PENTAGONE EN MATIÈRE D’ARMES DE DESTRUCTION MASSIVE