«Le service public remplit moins bien sa mission de s’adresser aux jeunes»
Yves Bigot, le patron de TV5Monde, revient sur le rôle de la Suisse dans la chaîne de la francophonie, et livre sa vision de «No Billag»
Yves Bigot est le directeur général de TV5Monde, la chaîne de la francophonie partagée à laquelle participent la France (6/9 du budget), la Wallonie et Bruxelles, le Canada et le Québec, et la Suisse (1/9 chacun). La chaîne reçue dans 198 pays touche 354 millions de foyers, et est regardée par 60 millions de spectateurs en moyenne par semaine, ce qui en fait un important outil de soft power.
Quel est l’apport de la Suisse à TV5Monde? La part des programmes de la RTS sur nos antennes tourne autour de 10% par an, nous rediffusons le téléjournal, vos grands magazines d'information comme Infrarouge, Temps présent… Cela représente 415 heures de programmes par mois, distribués sur nos huit chaînes généralistes. Difficile de préciser leur audience précise, mais les journaux sont bien sûr des rendez-vous pour les expatriés, et il y a une vraie tradition suisse du documentaire international. Vous êtes neutres, vous n'êtes pas dans l'Union européenne, vous êtes depuis toujours très ouverts sur l'international, cela vous donne un regard particulier.
Combien coûte aux Suisses cette fenêtre sur le monde? La particularité suisse est que votre quotepart, aux alentours de 8,2 millions de francs (sur 115), est payée à moitié par la SSR et par la Confédération, c'est le seul pays où le diffuseur paie une partie de la subvention, ailleurs, c'est entièrement l'Etat. Et pour la première fois la Suisse est un peu en retard de paiement cette année, le 1/9 a légèrement augmenté à 8,257 millions, et en raison de la situation, il y a une incertitude concernant les 57000 francs, on ne sait pas si la Suisse va combler ce retard. C’est une somme qui manquera à votre budget si l’initiative du 4 mars passe? Ça pèserait bien sûr sur notre budget 2019. On ne travaille pas sur cette hypothèse, on n'a pas de plan B, mais c'est vrai que ce serait une catastrophe absolue. On devrait supprimer une part de la programmation, des opérations spéciales, du sous-titrage… On devrait réduire la voilure. Ce serait dommage pour notre diversité mais ce serait encore plus dommage pour la Suisse qui perdrait sa diffusion internationale.
Comment vous positionnez-vous par rapport à «No Billag»? Oserais-je dire que vous êtes complètement dingues si vous prenez cette décision? A l'heure des fake news, le Canada fait l'inverse et augmente de 620 millions de dollars sa subvention à l'audiovisuel public. Je ne comprends pas comment un pays peut imaginer qu'il va rester indépendant en dépendant des chaînes et informations allemandes, françaises, chinoises ou américaines, et renoncer à son miroir sociétal. La radio et la télévision publiques sont le lien social le plus fort dans un pays. Il faut dire que la question est posée de façon vicieuse, souhaitez-vous payer des impôts? Si on consultait les Français, ils diraient oui aussi. Je dis aux Suisses: soyez raisonnables, comme vous l'êtes toujours. Votez en bon bourgeois. Pourquoi abandonner votre souveraineté?
Des enquêtes ont montré le désintérêt notamment des jeunes pour le service public… On a depuis vingt, vingt-cinq ans fait l'erreur collective, chaînes privées comme chaînes publiques, de s'adresser au plus grand nombre – broadcasting – en oubliant de parler à chacun. On est passé du monde des années 1960, quand la télé et la radio étaient reines, et que quelques diffuseurs s'adressaient à un très grand nombre, à l'egocasting, quand un très grand nombre de diffuseurs s'adresse à chacun. Et c'est mauvais pour les médias de masse. Nous remplissons très bien notre mission d'informer et de porter la culture au plus grand nombre. Mais nous remplissons moins bien la mission de nous adresser à chaque public, et notamment les jeunes car leurs codes sont en contradiction avec nos obligations, et le politiquement correct. On n'a pas fait de programmes sur les jeux vidéo, de programmes interactifs. Et on ne peut pas parler des sujets dont ils parlent entre eux – allez voir sur Snapchat, vous verrez que les jeunes ne parlent pas comme à la télévision – ils ne parlent pas non plus comme le voudraient les jeunes du PLR d'ailleurs. Le problème est qu'on ne peut pas faire comme sur Snapchat, ça tomberait sous le coup de la loi. Enfin, nous avons des obligations d'audience, et regardez la pyramide des âges, si vous devez vous adresser au plus grand nombre, on ne peut pas s'adresser prioritairement aux jeunes, qui sont de moins en moins nombreux.
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YVES BIGOT PRÉSIDENT DE TV5MONDE «Je ne comprends pas comment un pays peut imaginer qu’il va rester indépendant en dépendant des chaînes et informations allemandes, françaises ou américaines»