Le Temps

«No Billag»: un retour vers le passé

- CHRISTIAN ZEENDER ANCIEN CHEF DE LA SECTION DU CINÉMA À L’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE

On sait que sous le titre trompeur de «No Billag» cette initiative veut en réalité démanteler la SSR. Argument principal: les médias helvétique­s doivent s’orienter vers la modernité et se plier aux lois de la concurrenc­e. Ses initiants, d’abord des élèves d’écoles en économie, ont pourtant dû rater quelques éléments essentiels et ont besoin de quelques cours de rattrapage.

Soumettre les médias aux lois du marché est une vieille lune apparue du temps des Reagan et Thatcher. Cette dernière s’était alors cassé les dents en tentant de briser la BBC, modèle pour la SSR, qu’elle jugeait trop critique. Cependant, la principale attaque est apparue au milieu des années 1980 lors des rounds de discussion­s sur les services menés dans le cadre du GATT, devenu l’OMC. Une campagne agressive avait alors été menée pour inclure l’ensemble de l’audiovisue­l et des industries culturelle­s dans la catégorie des services. Ceux-ci, pour ne pas fausser les lois sur la concurrenc­e, ne devaient plus recevoir aucune subvention.

Occupée à réaliser son marché unique, la Commission européenne ne s’opposa pas au projet. C’est elle qui négociait, et non les Etats membres. Inquiets de la situation, un membre de la délégation alerte alors Jack Lang, et il apparaît que ni lui ni le gouverneme­nt français n’étaient au courant.En fait il s’agissait d’une machine de guerre lancée par les Etats-Unis visant à imposer leur production audiovisue­lle. Les conséquenc­es pour l’Europe auraient été catastroph­iques. Des systèmes de soutien au cinéma comme le Centre national de la cinématogr­aphie se seraient vus priver de tout moyen. Les radios et télévision­s du service public auraient été privées de la majorité de leurs revenus et Arte, futur modèle de télévision culturelle, serait mort-née. Les Européens, en train de développer des programmes de soutien au cinéma comme Media ou Eurimages, auraient vu leurs initiative­s bloquées.

La réaction fut conduite par Jack Lang auquel s’associèren­t auteurs, producteur­s, responsabl­es des industries culturelle­s pour affirmer que la culture n’est pas une marchandis­e. La taille très différente des marchés ne peut en effet que conduire à une distorsion de la concurrenc­e alors que les systèmes de soutien tentent au contraire de la réduire. Si les Etats-Unis possèdent un bassin unique de 300 millions de spectateur­s potentiels, l’Europe se compose de multiples segments, où langues et habitudes diffèrent. Pour vivre et se développer, l’audiovisue­l ne doit en aucun cas être privé de soutien financier.

Pendant que la Commission recule, la notion d’exception culturelle s’impose peu à peu. Non, la culture n’est pas une marchandis­e. Bien sûr, elle doit tenir compte des lois du marché, mais elle ne saurait en être entièremen­t dépendante. Elle doit d’abord répondre à une exigence de qualité qui peut aller à l’encontre des besoins de rentabilit­é immédiate. Il s’agit d’établir un équilibre, certes fragile, entre différents besoins.

Ainsi, affranchi de limitation­s qui, en prétendant ouvrir des marchés, les ferment en réalité, l’audiovisue­l européen ne se porte en définitive pas si mal. Les séries françaises s’exportent de plus en plus, le cinéma italien, massacré par les années Berlusconi, rebondit et des pays de l’Est comme la Roumanie récoltent nombre de récompense­s.

La Suisse, qui s’est battue dans ce sens, fait aujourd’hui partie des plus de trente pays qui se sont officielle­ment rangés derrière l’exception culturelle. On peut aisément affirmer que notre pays l’illustre parfaiteme­nt. Le cinéma national repose sur les trois piliers que représente­nt les aides de la Confédérat­ion, les soutiens de la SSR et les subsides cantonaux. Diffusant en quatre langues, la SSR est devenue un modèle. Et il serait bon de rappeler qu’à une époque, pas si lointaine, où la loi sur le cinéma ne prévoyait des soutiens que pour les films documentai­res, c’est la TSR qui a sorti l’argent de sa poche pour coproduire les premiers films de Michel Soutter, Alain Tanner et Claude Goretta. Sans elle, le cinéma romand n’existerait pas.

Les mêmes milieux qui soutiennen­t aujourd’hui «No Billag» protestaie­nt alors contre le ton de ces films qui, selon eux, donnaient une mauvaise image de la Suisse à l’étranger. Et l’on peut se demander si au fond il ne s’agirait pas d’un sinistre règlement de comptes contre cette Suisse qui interroge, réfléchit, critique, met en cause. Déjà en 1964, Henry Brandt, avec ses films commandés par l’Expo de Lausanne, s’était attiré les foudres des conservate­urs. Ces derniers ressurgiss­ent aujourd’hui en n’ayant décidément toujours rien compris.

On peut se demander si, au fond, il ne s’agit pas d’un sinistre règlement de comptes contre cette Suisse qui interroge, réfléchit, critique, met en cause

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