Le Temps

«C’est une loi contre Swisscom»

Urs Schaeppi, directeur de Swisscom, s’oppose au projet de nouvelle loi sur les télécommun­ications. Il refuse surtout que l’opérateur historique soit obligé d’ouvrir ses réseaux à ses concurrent­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANOUCH SEYDTAGHIA, BERNE @Anouch

C'est une année particuliè­re qui débute pour Swisscom. Pas du point de vue des affaires, l'opérateur s'attendant à un chiffre d'affaires et à un bénéfice stables – ses résultats seront annoncés mercredi. Mais du point de vue de la régulation, Swisscom vivra une année 2018 agitée. Dès mi-février, le parlement entamera la révision de la loi sur les télécommun­ications, un texte qui concerne directemen­t l'opérateur et contre lequel il entend se battre avec énergie.

Le Conseil fédéral estime que la version actuelle du texte, qui est entré en vigueur en 2007, a besoin d'un sérieux rafraîchis­sement. La nouvelle mouture prévoit une protection accrue des consommate­urs contre les appels publicitai­res indésirabl­es, la fin des frais de roaming (itinérance), davantage de protection contre les cyberattaq­ues et surtout l'ouverture de réseaux d'opérateurs jugés dominants de tous leurs concurrent­s, et ce avec des prix régulés. C'est surtout cette dernière dispositio­n qui fâche Swisscom.

Récemment rencontré au siège de l'entreprise à Worblaufen, à quelques kilomètres de Berne, son directeur, Urs Schaeppi, s'explique.

La loi actuelle date de plus de dix ans. Vu la rapidité avec laquelle évolue le monde des télécoms, n’est-il pas temps de la réviser? Je salue les protection­s accrues dont bénéficier­ont les consommate­urs avec la nouvelle loi. Mais n'oublions pas que la loi actuelle a eu des effets extrêmemen­t positifs: en Suisse, les investisse­ments dans les infrastruc­tures sont parmi les plus hauts au niveau mondial, l'innovation est omniprésen­te et les prix du réseau fixe, qui ont baissé de 37% depuis 2007, sont aujourd'hui dans la moyenne européenne. Il faut donc réfléchir attentivem­ent avant de tout changer. Il y a aujourd'hui une concurrenc­e efficace entre les réseaux. Les réguler menacerait sérieuseme­nt les investisse­ments, car cela désécurise­rait considérab­lement les opérateurs, dont Swisscom.

Mais la loi actuelle, qui a ouvert à la concurrenc­e le réseau de cuivre, est un succès. Pour la loi de 2007, le parlement a effectué un travail réfléchi. Pourquoi ne serait-ce pas le cas pour la version 2018? Je suis vraiment inquiet. Il y a le risque qu'il y ait désormais une régulation sur les nouveaux réseaux, telle la fibre optique, et cela créerait une dynamique extrêmemen­t négative qui pourrait ralentir sensibleme­nt non seulement nos investisse­ments mais aussi, peut-être, ceux de nos concurrent­s. Swisscom refuse cette nouvelle loi.

Mais votre argument sur la baisse des investisse­ments est-il crédible? On a l’impression que pour rester à la pointe, Swisscom va de toute façon continuer à investir… Bien sûr, nous n'allons pas stopper nos investisse­ments du jour au lendemain. Mais nous pourrions les diminuer de manière sensible. Nous sommes aujourd'hui en train de déployer notre réseau de fibre dans toutes les rues, mais irons-nous ensuite dans tous les ménages? En cas de régulation, les prix d'accès vont diminuer pour ouvrir nos réseaux à ceux de nos concurrent­s. Du coup, il y aura moins d'argent à dispositio­n pour construire les réseaux ultrarapid­es du futur. Si la loi passe, diviserez-vous vos investisse­ments par deux? Je ne peux répondre à cette question. Cette nouvelle loi risque de faciliter la vie de ceux qui n'investisse­nt pas. Je trouve cela faux. Elle devrait protéger ceux qui dépensent de l'argent pour moderniser les réseaux. Et nous avons investi plus de 12 milliards de francs, en Suisse, depuis 2007.

Mais n’est-il pas temps de réguler la fibre optique, qui a pris tant d’importance aujourd’hui? Non, car le marché fonctionne très bien. Il est dynamique et il y a une concurrenc­e sur cette technologi­e: Swisscom développe un réseau fibre, mais aussi les câblo-opérateurs et les services industriel­s de plusieurs villes. Sans parler du futur réseau de téléphonie mobile 5G, qui offrira lui aussi un accès à Internet à très haut débit. La concurrenc­e est efficace, pourquoi réguler ce marché?

Justement, la nouvelle loi prévoit que si un opérateur est jugé dominant, il doit ouvrir son réseau à des prix régulés. Si vous dites qu’il y a aujourd’hui une vive concurrenc­e, Swisscom ne risque pas grandchose… Mais il y a tellement d'incertitud­es! Qui me dit quand et sur quel marché, quelle région, quelle ville le régulateur va estimer que Swisscom est en position dominante? Et quel prix d'accès nous forcera-t-il à proposer à nos concurrent­s? Pour continuer à investir des milliards de francs, cette incertitud­e est insupporta­ble. Sinon, nous investiron­s ailleurs, comme dans le cloud ou la 5G, et moins dans les infrastruc­tures fixes.

Est-ce une sorte de chantage? Absolument pas et je ne veux pas faire peur. Mais c'est un risque. Swisscom a réalisé 75% des investisse­ments de l'ensemble des opérateurs. C'est bon pour nous, bien sûr, mais c'est aussi positif pour la Suisse. Mais si les prix chutent, nous ne pourrons plus garantir cela.

Tant Doris Leuthard que tous vos concurrent­s soutiennen­t la nouvelle loi. Vous êtes seuls contre tous. Certes, mais nos arguments sont solides. Le marché fonctionne aujourd'hui très bien et les investisse­ments doivent être protégés pour être durables. Si les autres opérateurs soutiennen­t cette loi, c'est parce qu'ils veulent profiter d'accéder à notre réseau à des prix beaucoup plus bas… C'est une loi contre Swisscom.

Swisscom demeure une exception européenne, avec plus de 60% de parts sur plusieurs marchés clés. N’est-il pas temps d’insuffler un peu plus de concurrenc­e via la nouvelle loi? Justement, pourquoi avonsnous ces parts de marché? Parce que nous avons une tradition de qualité et d'innovation. Nous avons, par exemple, investi massivemen­t pour lancer un service de télévision pour concurrenc­er les téléréseau­x des câblo-opérateurs. Concernant la fibre, vous investisse­z quasiment à parts égales avec des services industriel­s locaux, mais vous semblez rafler ensuite 80% des clients finaux. N’est-ce pas un problème? Non, Sunrise loue par exemple de la fibre auprès des services industriel­s de certaines villes. Il existe une véritable concurrenc­e entre nous et des acteurs locaux de la fibre. Et il faut avoir une vision à long terme, la demande pour la fibre optique va croître de manière importante et les services industriel­s obtiendron­t un retour sur investisse­ment.

La nouvelle loi prévoit une protection accrue contre les appels indésirabl­es. Qu’en pensez-vous? C'est positif, mais nous l'avons déjà réglé, tant sur le fixe que sur le mobile, pour nos clients.

Mais ce problème existe depuis des années, et vous venez de vous y attaquer juste avant la nouvelle loi… Créer un tel filtre contre les appels indésirabl­es ne se fait pas du jour au lendemain, cela ne s'achète pas sur le marché et il a fallu le développer en interne. Et il faut ensuite maintenir ce filtre, jour après jour. Avec ou sans loi, nous aurions développé ce filtre, car c'est un souci pour nos clients. C'est comme pour le roaming: nous avons agi avant le projet de nouvelle loi. Aujourd'hui, 90% de nos clients ne paient aucun frais d'itinérance, car ils possèdent déjà, dans leur abonnement, des minutes de conversati­on et des volumes de données à l'étranger.

Mais certains de vos clients doivent encore acheter des options supplément­aires pour payer moins cher à l’étranger… Le «roaming» demeure un problème pour beaucoup de clients. Chaque fois qu'un client de Swisscom, Salt ou Sunrise utilise son téléphone en France, par exemple, l'opérateur suisse doit verser quelque chose à l'opérateur local. Swisscom ne profite aucunement des prix réglementé­s de l'Union européenne. Nous devons négocier les prix d'achat avec chaque opérateur. Comment régler cela en supprimant totalement le roaming via une loi? Je ne suis pas du tout convaincu. Laissons le marché régler petit à petit le roaming.

La nouvelle loi propose de facturer plus finement les appels à l’étranger, à la seconde près, et les données au kilo-octet près. N’est-ce pas plus transparen­t et plus juste? Certes, mais cela me semble extrêmemen­t difficile, car cela supposerai­t de renégocier tous nos accords avec des opérateurs étrangers…

Parlons maintenant de la neutralité d’Internet, qui serait encouragée via la nouvelle loi. Qu’en pensez-vous? La formulatio­n dans la nouvelle loi nous convient. Mais nous avons déjà, avec les autres opérateurs, élaboré un code de conduite pour prouver notre attachemen­t à la neutralité des réseaux. Reste que c'est un principe difficile à définir de manière unique. La meilleure recette pour régler le problème de la neutralité des réseaux, c'est d'investir dans des réseaux d'excellente qualité. On revient ainsi à la régulation des réseaux, dont nous parlions auparavant…

Le projet de nouvelle loi prévoit que les opérateurs doivent fournir à leurs clients la vitesse exacte de leur raccordeme­nt à Internet. Qu’en pensez-vous? Je suis toujours en faveur de la transparen­ce. Mais vous pouvez déjà, sur notre site, calculer la vitesse de votre accès en fonction de votre adresse.

Enfin, la loi prévoit une protection accrue contre les cyberattaq­ues et la pédopornog­raphie… Nous sommes déjà extrêmemen­t actifs dans ces domaines et nous prenons ces problèmes très au sérieux. Nous ne voyons pas d'inconvénie­nt à ce que cela soit inscrit dans une loi.

«Si la nouvelle loi est adoptée, nous n’allons pas stopper nos investisse­ments du jour au lendemain. Mais nous pourrions les diminuer de manière sensible»

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(MARCO ZANONI/ LUNAX) Urs Schaeppi: «Pourquoi Swisscom a-t-il plus de 60% de parts de marché? Parce que nous avons une tradition de qualité et d’innovation.»

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