2018, l’année des fusées
La demande en lancement de satellites est sur le point d’exploser. Les constructeurs de fusées s’y préparent, et guettent avec attention l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché
Une fusée de SpaceX, la firme d’Elon Musk, dans le ciel de Californie. La demande en lancement de satellites explose. L’espace est devenu un champ de bataille, où les acteurs du marché spatial se livrent une concurrence féroce.
Avis de tempête de météorites dans le domaine des fusées. L’année 2018 s’annonce comme un cru exceptionnel en termes de lancements depuis la Terre. La demande en tirs devrait exploser, de nouvelles fusées et de nouvelles technologies feront leur entrée, si bien que les acteurs historiques du secteur, tel le leader Arianespace, risquent de se faire secouer par de nouveaux arrivants, notamment des milliardaires trublions de l’espace, bien décidés à passer une partie de leur fortune dans les étoiles.
Inévitable exemple en la matière, SpaceX, la firme d’Elon Musk. Sa principale fusée, la Falcon 9, ne fait plus du tout rire ses concurrents. Elle a mené à bien 18 missions en 2017 (contre 11 pour Arianespace), et en vise une trentaine cette année. Une réussite insolente, voire arrogante, qu’Elon Musk espère faire encore fructifier avec le tout premier lancement, prévu le 6 février, d’une nouvelle fusée, la Falcon Heavy. Un vol de test pour le lanceur le plus puissant au monde depuis la Saturn V de la NASA, qui avait emmené les astronautes sur la Lune.
L’événement ne manquera pas de faire les choux gras de la presse: fidèle à son attitude de rock star, et en bon client des médias, le patron a remplacé les charges de ciment et de béton habituellement utilisées, qu’il juge «ennuyeuses», par sa propre voiture Tesla, dont l’autoradio diffusera Space Oddity de David Bowie. Si le décollage s’effectue sans encombre, le véhicule partira sur une orbite elliptique autour du Soleil avant de s’approcher de la planète Mars. Décidément, le secteur des lancements spatiaux a bien changé…
La demande en satellites, moteur du marché
Le marché des satellites s’est jusqu’ici principalement partagé entre l’Europe, la Russie et les EtatsUnis. «Le marché historique a toujours été un marché de niche, mais il est aujourd’hui en pleine mutation», annonce Ludovic Janvy, directeur pour la Suisse de la division industrie du groupe de conseils en ingénierie Altran.
Si le monde des fusées évolue, c’est d’abord parce que celui des satellites aussi. Des demandes apparaissent pour de nouveaux services tels que les lancements en orbite basse ( jusqu’à 2000 kilomètres d’altitude). Les satellites qui s’y trouvent autorisent une acquisition des données plus rapide, un précieux avantage lorsqu’il s’agit de transmettre des télécommunications ou de calculer une géolocalisation. Ils sont également plus facilement réparables en cas d’avarie ou d’obsolescence. Bref, cette nouvelle génération de satellites, c’est l’avenir. Et autant s’y préparer convenablement, car il risque d’y en avoir énormément.
Usine à satellites
Une petite révolution se prépare discrètement en ce moment même en Floride, dans une usine de la firme OneWeb. Propriété de Greg Wyler – un autre milliardaire ayant fait fortune dans l’informatique – il s’agit d’une fabrique de laquelle sortent chaque jour trois minisatellites, avec l’appui notamment des Suisses de Ruag, qui fournissent les structures des engins.
Si OneWeb produit si rapidement, c’est qu’elle a du pain sur la planche: elle vise la mise en orbite d’une constellation de 900 minisatellites, dont les dix premières auront lieu cette année. L’objectif: quadriller la Terre avec de petits appareils à basse altitude, afin d’offrir un accès à Internet au plus grand nombre, même dans des endroits reculés. «Une telle production en série était inimaginable il y a encore quelques années», constate Ludovic Janvy, qui y voit la preuve que «le marché des satellites et des lancements est en train de se démocratiser». Des appareils plus petits, plus bas, beaucoup plus rapides à fabriquer: bienvenue dans le «spatial 4.0», aussi appelé «new space».
Fusées jetables ou réutilisables
Pour répondre à ces nouveaux besoins apparaissent de nouvelles fusées. Deux tendances se dégagent, la fusée jetable, voie historique choisie par les Européens avec Ariane, et la fusée réutilisable, option privilégiée par SpaceX et Blue Origin, la société du patron d’Amazon Jeff Bezos – encore un milliardaire du Web – qui doit inaugurer son lanceur New Glenn en 2020.
Le nerf de la guerre entre ces deux stratégies? Le coût. SpaceX facture pour l’instant la mise en orbite d’un satellite 62 millions de dollars (48 millions d’euros), contre environ 100 millions estimés pour la version lourde d’Ariane 6, capable d’expédier deux satellites par tir (soit environ 50 millions chacun).
Quelle option s’avérera gagnante? Sept des 18 lancements de SpaceX l’an passé ont inclus des éléments réutilisés, généralement le premier étage des fusées. Les économies engendrées par une telle réutilisation restent cependant à démontrer. Coût de la remise en état et cadence de tirs influent sur l’équation. Les prédictions d’Elon Musk, bravache comme à son habitude, tablaient sur une diminution de 70%. La directrice générale de SpaceX, Gwynne Shotwell, a revu le chiffre à la baisse, avec 30%. Enfin, au catalogue, les lancements avec une Falcon 9 «d’occasion» ne coûtent finalement que 10% de moins pour le moment. Mais les prix devraient continuer à baisser chez l’américain. «Les acteurs privés américains maîtrisent toute la chaîne de production et arrivent avec des prix cassés, tandis qu’Ariane est fabriquée dans plusieurs pays européens. C’est un risque supplémentaire», glisse un expert suisse du secteur.
Le leadership européen menacé
Cette concurrence féroce de milliardaires aux revenus quasi illimités a de quoi inquiéter le Vieux Continent. Cela ne semble pas perturber Jean-Marc Astorg, directeur des lanceurs au Centre national français d’études spatiales (CNES). «L’Europe est toujours le leader sur le marché ouvert» des lancements de satellites, «même si nous sommes désormais challengés.»
Malgré les succès de la réutilisation montrés par SpaceX, Ariane persiste dans la voie de la fusée à usage unique. Des changements d’organisation industrielle et des apports techniques tels que l’utilisation de l’impression 3D pour certaines pièces, permettent de réduire les coûts de moitié par rapport à Ariane 5. «Environ 50% du moteur Prometheus seront imprimés en 3D, explique Jean-Marc Astorg. L’avantage, c’est que le temps entre la conception et l’essai est beaucoup plus court. On peut concevoir une pièce et l’essayer immédiatement, alors qu’il faut attendre parfois deux à trois ans avec les procédés industriels habituels.» «Avant, Ariane 5 était jetable par défaut. Avec les nouveaux lanceurs et aussi avec Ariane 6, on se dirige vers du réutilisable pour amortir les coûts. A contrario, les constructeurs de petits lanceurs optent pour des solutions jetables, du vrai jetable en quelque sorte», analyse de son côté Ludovic Janvy.
Mais il en faudra sans doute encore plus pour tenir la dragée haute aux Américains. C’est pour cela que les agences spatiales française et européenne (ESA) planchent dès à présent sur Prometheus, un moteur pour Ariane 6 qui sera dix fois moins cher que le modèle actuel, le Vulcain 2.1 (1 million d’euros contre 10 millions).
Ce moteur issu d’une conception simple avec de nombreuses pièces imprimées en 3D fonctionnera avec de l’oxygène et du méthane liquides, un nouveau couple de carburant et comburant plus apte à la réutilisation, selon Jean-Marc Astorg. L’association d’oxygène et de kérosène est peu performante et génère des suies dans les moteurs, explique le spécialiste. Quant à l’hydrogène liquide, son stockage à ultra-basse température reste un inconvénient majeur, malgré ses performances supérieures. Le méthane apparaîtrait comme un bon compromis, notamment au niveau économique. «Le moteur Raptor de la BFR [la future fusée ultra-lourde de SpaceX en développement] utilisera du méthane liquide, et la New Glenn mise aussi dessus», ajoute-t-il. Seule ombre au tableau, Prometheus ne verra le jour qu’aux alentours de 2030.
Cette année, Ariane 5 va continuer ses lancements face aux fusées réutilisables de SpaceX. A l’horizon 2020, sa remplaçante aura donc fort à faire face à la concurrence américaine. Sans compter que d’autres acteurs travaillent d’arrache-pied pour ne pas se faire éjecter du marché: les Américains de United Launch Alliance veulent faire voler une nouvelle fusée, Vulcan, en 2019. Les Proton russes seront toujours de la partie, sans compter les lanceurs chinois et indiens. Enfin, Richard Branson, directeur de Virgin, caresse le projet d’envoyer de petites fusées en orbite à partir d’un Boeing 747, via sa filiale Virgin Orbit. Un milliardaire de plus.
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