Le Temps

Pourquoi les ruches en ville sont une fausse bonne idée

Tout le monde veut sa ruche en ville pour voir proliférer les abeilles, mais la pratique, contre-productive, exacerbe la concurrenc­e déloyale entre abeilles domestique­s et abeilles des champs

- NATHALIE JOLLIEN @NathalieJo­ll

Face à l'inquiétant phénomène d'effondreme­nt des abeilles, l'installati­on de ruches sur les balcons, toitures et jardins en centre-ville est monnaie courante. Entreprise­s, administra­tions et particulie­rs se lancent fièrement dans l'apiculture en pensant bien faire. Les promoteurs de cette tendance annoncent que ce geste participe à la conservati­on de la biodiversi­té et à la protection de l'environnem­ent.

Pourtant, l'abeille domestique n'est qu'un pollinisat­eur parmi d'autres. Favoriser à outrance une seule espèce serait, en fait, de la concurrenc­e déloyale, particuliè­rement pour les abeilles sauvages qui ne trouvent plus de quoi se nourrir et qui sont tout aussi menacées, voire davantage. Une thèse soutenue notamment par des chercheurs de l'université anglaise de Cambridge dans leur publicatio­n du 26 janvier dans la revue Science.

600 espèces en Suisse

Il existe presque 600 espèces d'abeilles dites sauvages en Suisse, mais la plupart d'entre nous n'en connaissen­t qu'une: l'abeille domestique, ou mellifère, exploitée depuis des siècles pour la production de miel. Au contraire de l'abeille domestique, la plupart des abeilles sauvages sont solitaires. Elles creusent des trous pour nicher dans le sol, le bois mort ou les tiges de plantes sèches, par exemple. Tout autant que leur cousine domestique, elles jouent un rôle essentiel dans la pollinisat­ion des plantes sauvages ou cultivées.

D'après Vincent Dietemann du Centre de recherche apicole de Berne, «toutes les abeilles sauvages confondues sont responsabl­es de 50% de la valeur économique du service de pollinisat­ion des cultures, donc autant que l'abeille domestique à elle seule. Pourtant, on ne leur accorde pas assez d'importance dans la recherche. La domestique est plus généralist­e et moins coûteuse à favoriser, ce qui explique la focalisati­on sur cette espèce.»

Les abeilles sauvages sont, elles aussi, en déclin. Selon la liste rouge établie en 1994, en cours d'actualisat­ion, 45% des espèces d'abeilles sauvages sont menacées. Elles pâtissent des pesticides néonicotin­oïdes comme toutes les abeilles, mais également d'un manque de sites de nidificati­on, un problème que ne connaissen­t pas leurs cousines domestique­s, hébergées en ruches par les apiculteur­s. L'augmentati­on du nombre de ruches en ville serait-elle le coup de grâce?

En milieu urbain, les ressources en nourriture sont limitées. «La concurrenc­e entre abeilles domestique­s et sauvages est donc exacerbée. D'autant plus que, contrairem­ent à l'abeille domestique qui parcourt facilement 3 kilomètres pour butiner, l'abeille sauvage a un rayon d'action de 300 à 500 mètres seulement. Cela la rend hyperdépen­dante de la flore locale et très vulnérable à la concurrenc­e», disait le biologiste Vincent Sonnay au magazine Terre et Nature.

Vincent Dietemann est moins catégoriqu­e. Selon lui, «à ce jour, toutes les études sur la compétitio­n ont été faites en milieu non urbain. Là, le bilan des conflits entre abeilles sauvages et domestique­s est très mitigé suivant la situation locale et les abeilles domestique­s peuvent même dans certains cas être bénéfiques aux autres abeilles.»

Pour le spécialist­e, les abeilles domestique­s ne concurrenc­ent pas nécessaire­ment les sauvages puisqu'elles ont des origines européenne­s et font partie intégrante de l'écosystème local. «Il ne faut pas oublier qu'avant d'être domestiqué­e, l'abeille à miel vivait à l'état sauvage parmi les autres espèces d'abeilles, explique-t-il. Ces population­s ont été complèteme­nt décimées après l'introducti­on de l'acarien parasite Varroa destructor. L'espèce ne subsiste plus que dans les ruches grâce aux traitement­s antiparasi­taires réalisés par les apiculteur­s. On ignore si nous avons aujourd'hui plus ou moins de colonies qu'avant l'arrivée du Varroa.»

La Suisse compte environ 18 000 apiculteur­s qui détiennent en moyenne dix ruches chacun. «A la société romande d'apiculture, le nombre d'adhérents est en croissance depuis quelques années. Fin 2017, il s'élevait à 3490 membres, annonce Sonia Burri, présidente de l'associatio­n. Nous constatons effectivem­ent une tendance générale des entreprise­s, hôtels et autorités à mettre des ruches en ville. Je rappelle qu'il est important de faire une étude environnem­entale au préalable pour définir si l'emplacemen­t est adapté.» Ensoleille­ment, nourriture tout au long de l'année, proximité d'autres ruches ou d'un point d'eau sont des paramètres importants qui ne doivent pas être pris à la légère.

Plutôt que de succomber à l'effet de mode des ruches urbaines et pour faire un geste en faveur des abeilles quelles qu'elles soient, reste l'option des plantation­s de fleurs sauvages et d'arbustes indigènes. A ce sujet, l'associatio­n Avenir d'abeilles donne une multitude de conseils pratiques sur son site internet.

«L’abeille domestique est plus généralist­e et moins coûteuse à favoriser, ce qui explique la focalisati­on sur cette espèce» VINCENT DIETEMANN, CENTRE DE RECHERCHE APICOLE DE BERNE

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(SRDJAN ZIVULOVIC) Une ruche urbaine: ensoleille­ment, nourriture disponible, proximité d’autres ruches ou d’un point d’eau sont des paramètres à prendre en compte.

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