Le Temps

La Suisse menacée d’érosion fiscale

La réforme des impôts américains voulue par Donald Trump agite les milieux économique­s. En Suisse, on évoque un risque de «perte de substance fiscale», mais on ne craint pas de délocalisa­tions pour l’instant

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ @AdriaBudry

La réforme fiscale décidée par Donald Trump et les républicai­ns américains rend les Etats-Unis beaucoup plus attractifs pour les multinatio­nales et place la Suisse devant de nouveaux défis. Pour les milieux économique­s, il faut adopter au plus vite la réforme fiscale PF 17, qui remplace la défunte RIE III. «Si la Suisse ne fait pas ses devoirs dans les douze à quatorze mois, on aura un gros problème. Le coût d’un déménageme­nt ne serait alors plus un obstacle», prévient Martin Naville, de la Chambre de commerce Suisse-Etats-Unis.

Publiqueme­nt, les grandes entreprise­s n’en ont pas trop fait, de peur de passer pour de mauvais contribuab­les. Mais, en coulisses, leurs équipes de fiscaliste­s travaillen­t d’arrache-pied depuis des semaines pour évaluer les conséquenc­es et les avantages de la réforme fiscale américaine. La première depuis trente ans.

A Davos, dans l’intimité des grands patrons, tout le monde ne parlait que du cadeau fiscal de Donald Trump. «Aujourd’hui, les sociétés de toute la planète se disent que les Etats-Unis sont the place to be dans le monde développé», lançait Stephen Schwarzman, le fondateur et directeur de la banque d’investisse­ment américaine Blackstone. Le patron de Credit Suisse Tidjane Thiam y voit, lui, «le coup d’accélérate­ur dont avait besoin l’économie réelle».

Appel du large pour 1600 entreprise­s

C’est que la baisse du taux d’imposition américain de 35 à 21% représente un séisme pour le monde financier, et il forcera tous les pays à revoir leur fiscalité. La Suisse ne fait pas exception. Elle est même particuliè­rement concernée, puisqu’elle accueille quelque 1600 entreprise­s américaine­s qui pourraient être tentées de prendre le large.

Du côté de la Chambre de commerce Suisse-Etats-Unis, on anticipe déjà une érosion des bénéfices comptabili­sés sur sol helvétique. «Pour les compagnies américaine­s, cette revitalisa­tion de la compétitio­n fiscale est très intéressan­te. C’est certain: la quantité de valeur ajoutée va s’amoindrir en Europe et en Suisse», prévient Martin Naville, son directeur.

Economiesu­isse évoque aussi une «possible perte de substance fiscale». Comme le rappelle Vincent Simon, spécialist­e des questions financière­s pour le lobby des milieux économique­s, tant les entreprise­s suisses implantées aux Etats-Unis que les multinatio­nales sur sol helvétique sont «en train de revoir leur chaîne de valeur et réfléchir à d’éventuels rapatrieme­nts». Sur sol américain, s’entend.

Il sera également plus difficile pour les entreprise­s de réaliser des transferts de bénéfice en dehors des Etats-Unis. Avec la baisse du taux d’imposition, une nouvelle batterie de mesures dénommée «BEAT» (pour Base Erosion and Anti-Abuse Tax) sera mise en place. Objectif: lutter contre l’érosion fiscale en limitant les possibilit­és pour les entreprise­s américaine­s de déduire des intérêts et des royalties versés aux filiales.

L’«urgence» d’une réforme

Personne ne veut pourtant croire à des délocalisa­tions massives vers les Etats-Unis… à moins que la réforme helvétique de la fiscalité des entreprise­s n’aboutisse pas. «Si la Suisse ne fait pas ses devoirs dans les douze à quatorze mois, on aura un gros problème. Le coût d’un déménageme­nt ne serait alors plus un obstacle», prévient Martin Naville.

La Suisse est pressée par l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE) d’abolir ses statuts spéciaux destinés aux entreprise­s. Mais l’échec devant le peuple de la réforme dite RIE III a démontré que la Suisse n’était pas capable de tenir son calendrier et ouvert une période d’incertitud­e qui devrait durer plusieurs semestres. Et les milieux économique­s détestent l’instabilit­é.

Ueli Maurer ne s’y est pas trompé. Le ministre des Finances a admis, dans une interview à la NZZ am Sonntag, qu’une «sortie de fonds aura de toute façon lieu», tout en rappelant le besoin d’adopter la réforme Projet fiscal 17 «de toute urgence» face au regain de concurrenc­e fiscale.

Guerre fiscale à venir

Car la réforme Trump devrait faire des vagues. A Davos, l’Allemagne et la France ont déjà annoncé un projet commun visant à réformer l’impôt sur les sociétés. La Grande-Bretagne prévoit également de réduire la fiscalité des bénéfices des entreprise­s de 19 à 17% en 2020. La Chine et le Japon suivront et c’est tout le monde industrial­isé qui tente déjà de fourbir ses armes pour préparer la guerre fiscale à venir.

Le contribuab­le helvétique pourrait néanmoins avoir du souci à se faire. «On n’est pas en train de parler de Monaco ou d’une île exotique, là. C’est New York, la Californie…» prévenait Xavier Oberson dans un récent entretien.

Pour la plupart des observateu­rs consultés, la réforme Trump servira davantage de boussole pour l’allocation de nouveaux capitaux. La baisse du taux d’imposition américain à 21% est certes importante, mais elle classe les Etats-Unis dans la moyenne des taux des pays de l’OCDE. Mais, pour Martin Naville, «la possibilit­é de déprécier immédiatem­ent ses investisse­ments aux Etats-Unis de Donald Trump peut clairement faire la différence».

Des affaires sur le long terme

Ce que confirme implicitem­ent ce grand groupe helvétique, déjà très présent aux Etats-Unis, mais qui n’a pas souhaité être cité. «La réforme est surtout très incitative à développer ses activités sur sol américain à long terme», admet un porte-parole. Avant de nuancer: «A court terme, l’impact est neutre. Le montant économisé grâce à la baisse du taux d’imposition sera annulé par la perte de certaines déductions fédérales sur les manufactur­es.»

Les banques UBS et Credit Suisse ont également été forcées de réviser leurs livres de comptes. La diminution du taux d’imposition et la consécutiv­e baisse de leurs crédits d’impôts leur ont «coûté» respective­ment 2,8 et 2,3 milliards de francs. Mais cette dépréciati­on sera négligeabl­e sur les deux banques si la réforme fait réellement des Etats-Unis – comme le dit le directeur d’UBS Sergio Ermotti – un «pays très attractif pour faire des affaires» sur le long terme. ▅

«Si la Suisse ne fait pas ses devoirs dans les douze à quatorze mois, on aura un gros problème» MARTIN NAVILLE, CHAMBRE DE COMMERCE SUISSE - ÉTATS-UNIS

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(AFP PHOTO/TIMOTHY A. CLARY) La réforme fiscale de Donald Trump baisse le taux d’imposition des entreprise­s de 35 à 21%.

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