Le Temps

Miracle quotidien dans les camps rohingyas

Ayant fui les violences en Birmanie, un million de réfugiés rohingyas se massent dans des camps dans le sud du Bangladesh. L’une des plus larges concentrat­ions de réfugiés du monde

- VANESSA DOUGNAC, COX'S BAZAR

Le pays natal qui les a persécutés est à portée du regard. Du camp de Dum Dum Mia au sud du Bangladesh, les Rohingyas peuvent apercevoir les collines verdoyante­s de la Birmanie (Myanmar), sur la rive opposée de la Naf, le fleuve frontière. «Notre coeur se brise en contemplan­t chaque jour notre pays», dit Muhammed, au milieu d’un groupe d’hommes. Le visage sombre, les réfugiés fixent silencieus­ement les rives birmanes désormais bannies.

Ghetto de bâches et de bambous

Là-bas, nombre de leurs villages de l’Arakan sont brûlés ou désertés. Minorité musulmane, les Rohingyas y sont perçus comme des parias par le pouvoir bouddhiste qui, en 1982, les a dépossédés de leur nationalit­é. A partir du mois d’août dernier, les soldats birmans ont lancé des opérations de nettoyage ethnique contre cette minorité. «Des cadavres flottaient sur le fleuve Naf et s’échouaient jusqu’ici», se souvient notre guide Zayed, sur la grève de Shah Porir. Fuyant les atrocités, 688000 Rohingyas se sont précipités au Bangladesh voisin. Et malgré une frontière aujourd’hui scellée, quelques familles passent encore au comptegout­tes.

Leur errance s’achève dans un ghetto géant de bâches et de bambous. Des abords de la ville balnéaire de Cox’s Bazar à la péninsule de Teknaf, un million de Rohingyas s’entassent dans des camps, dont certains érigés au fil des exodes antérieurs. Les apatrides y forment l’une des plus larges concentrat­ions de réfugiés du monde.

Cette fourmilièr­e humaine dévore le moindre espace libre. A perte de vue, les cahutes insalubres s’alignent sur des terrasses taillées à flanc de collines, dans un corridor forestier décharné qui servait de passage aux éléphants sauvages. Les abris sont un désastre annoncé: ils deviendron­t des fours durant les chaleurs d’été et des ruines durant la mousson et les cyclones. Selon un rapport des Nations unies, 100000 réfugiés seront à la merci de glissement­s de terrain et d’inondation­s.

Investissa­nt les allées exiguës, des nuées d’enfants sales aux jeux improbable­s donnent vie aux camps. Ici, à Thangkhali, ils fabriquent des cerfs-volants avec une feuille de plastique et là, à Balukhali, un bidon scié devient une luge des sables. Trente-six mille d’entre eux errent sans parents, proies faciles pour les trafiquant­s. «Bye bye!» claironnen­t-ils à notre passage dans les seuls mots d’anglais qu’ils connaissen­t. Et puis, alors que nous disparaiss­ons: «Thank you.»

Ces enfants et leurs parents n’ont jamais eu tant besoin de la communauté internatio­nale. «Nous espérons qu’elle obligera la Birmanie à respecter nos droits pour que nous rentrions un jour, dit la jeune Noor Begum, à Kutupalong. Et nous avons tout abandonné là-bas. Ce que nous avons aujourd’hui, c’est grâce à l’aide humanitair­e.» Les Nations unies ont attribué 434 millions de dollars (405 millions de francs) à leurs opérations jusqu’en février, le Programme alimentair­e mondial (PAM) assurant l’alimentati­on de 700000 réfugiés. Quant aux ONG, venues du monde entier et rivalisant d’activités, elles se démènent pour leurs «bénéficiai­res». Les Rohingyas reçoivent ici nourriture, abris et sécurité. Dans une misère organisée, ce soutien semble tenir du miracle.

«Nous sommes des mendiants», lâche Noor. Belle et fière, la jeune femme est ravagée par la tragédie. Elle affronte la survie quotidienn­e et le traumatism­e des massacres. Noor raconte son histoire, semblable à des milliers d’autres: son village de Tula Toli encerclé par l’armée, la fuite pour se cacher dans la jungle avec ses enfants, et le retour au village dévasté pour y découvrir le cadavre de son mari… Sa fille de 4 ans, Sumaya, l’interrompt: «J’ai peur des Rakhines [bouddhiste­s de l’Arakan]. Ils vont me tuer comme mon père!» Noor la console. Puis fond en larmes: «Je fais des cauchemars chaque nuit…» Peut-être a-t-elle été victime de viols, comme la plupart des femmes réfugiées. Elle ne le dira pas.

Cas de diphtérie

De cahute en cahute, les plaintes sont souvent identiques. «Il faut marcher longtemps pour aller chercher de l’eau, dit Ngyakura, une mère de 19 ans. Et nous devons partager une latrine avec 150 personnes.» Pavlo Kolovos, chef de mission de Médecins sans frontières, alerte sur ces enjeux: «Les Rohingyas font face à un problème d’eau potable et à de mauvaises conditions sanitaires. Ils sont très vulnérable­s aux maladies infectieus­es.» La diphtérie, maladie d’un autre âge, a fait son apparition et a emporté 35 réfugiés. Campagnes de vaccinatio­n et améliorati­on de l’hygiène, une course contre la montre se joue afin de ne pas doubler la crise humanitair­e d’une crise sanitaire.

Sans travail et sans argent

Interdits de travail et sans argent, les réfugiés s’adonnent à un gigantesqu­e trafic de rations. «Car ils ont besoin de compléter leur régime alimentair­e et de payer un loyer à des propriétai­res bangladais», explique Atiqul Chowdhury, directeur de l’ONG Pulse Bangladesh. Noor doit ainsi trouver chaque mois 400 takas (4,50 francs) pour son loyer: «Alors je ne mange que du riz avec du sel et je revends mes rations du PAM.» A Leda où les nouveaux réfugiés sont oubliés de l’aide humanitair­e, la veuve Sida Begum fait de même. «Sinon, le propriétai­re me confisque mon riz. Un gros problème concerne aussi la récolte du branchage pour le feu de cuisine», ajoute Sida, alors que cette quête journalièr­e des réfugiés engendre un saccage écologique.

Certains fraudent pour toucher des rations supplément­aires. D’autres tentent de trouver du travail au noir. A Shamlapur, sur la côte, les Rohingyas partent à la pêche pour trois fois rien et quand la mer est mauvaise. Fiers drakkars noirs en forme de demi-lunes, leurs bateaux sont alignés sur la plage. C’est d’ici que, durant des années, les Rohingyas s’embarquaie­nt pour rejoindre la Malaisie ou l’Australie. La moitié d’entre eux périssaien­t en mer. Et, bientôt, ces odyssées du désespoir reprendron­t peut-être…

«Combien de temps encore faudra-t-il à la communauté internatio­nale avant de nous sauver?» s’interroge Muhammed, en bordure du fleuve Naf. «Nous sommes un million. Et nous allons attendre. Même si un seul d’entre nous obtient ses droits, alors notre vie aura un sens.»

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(MUNIR UZ ZAMAN/AFP PHOTO) Les cahutes des réfugiés sont à la merci de glissement­s de terrain ou d’inondation­s durant la mousson.

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