Le Temps

Face au dopage, le lourd fardeau de la preuve

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Des nuages noirs planent sur le ski de fond et l’affaire russe hante le CIO à l’approche des Jeux olympiques de Pyeongchan­g. La difficulté pour la lutte antidopage de démontrer les entorses au règlement nourrit un climat de suspicion

Les Jeux olympiques de Pyeongchan­g débuteront vendredi sous le soleil et par des températur­es très froides. Un climat plutôt propice à la pratique des sports d’hiver, qui serait idéal s’il n’était pas alourdi par des affaires de dopage d’autant plus embarrassa­ntes qu’elles ne sont pas résolues.

Les soupçons planent insidieuse­ment sur certains skieurs de fond qui seront de la partie, après la diffusion d’une enquête de la chaîne allemande ARD. Quinze athlètes russes manqueront, eux, le rendez-vous sud-coréen alors que le Tribunal arbitral du sport a «cassé» les suspension­s à vie qu’avait prononcées à leur encontre le Comité internatio­nal olympique. En toile de fond des deux situations, une même réalité: la difficulté, en matière de lutte antidopage, d’apporter des preuves irréfutabl­es de culpabilit­é – ou d’innocence.

Indices scientifiq­ues en béton

«C’est très compliqué, car les exigences de preuves sont très élevées, parfois plus qu’en justice pénale – dans certains pays des jurés peuvent se fier à une conviction de culpabilit­é, appuie Fabien Ohl, sociologue à l’Université de Lausanne. En matière de lutte contre le dopage, il faut disposer d’éléments scientifiq­ues difficilem­ent contestabl­es. Or, beaucoup de variables entrent en ligne de compte, et elles sont susceptibl­es de modifier un état physiologi­que et d’être confondant­es.» Exemple: un taux d’hématocrit­e trop élevé peut découler d’un entraîneme­nt en altitude, ou d’une utilisatio­n d’EPO. Démontrer qu’il s’agit de l’un plutôt que de l’autre n’est pas facile et nécessite des investigat­ions.

Cinquante fondeurs concernés

En ayant accès, via un lanceur d’alerte, à 10000 tests sanguins de 2000 athlètes sur la période 2001-2010, la chaîne de télévision allemande ARD a pu établir que «46% des médailles distribuée­s en ski de fond aux Mondiaux et aux Jeux olympiques entre 2001 et 2017 ont été gagnées par des athlètes dont les valeurs sanguines ont présenté une ou plusieurs fois des anomalies». La situation concernera­it environ cinquante fondeurs attendus à Pyeongchan­g. Pourtant, l’enquête (réalisée en collaborat­ion avec plusieurs médias internatio­naux dont le site suisse Republik) s’est bien gardée de jeter des champions en pâture: bien qu’anormales, reconnaît ARD, ces données ne constituen­t pas des preuves.

Il en faudrait pour donner des noms. En l’occurrence, «une partie des anomalies identifiée­s pourraient sans doute s’expliquer autrement que par le recours au dopage», estime Fabien Ohl. Mais leur nombre suffit à démontrer l’existence d’un problème, et donc à justifier la diffusion de l’enquête. «Le nombre de cas qui semblent être atypiques, et l’absence d’explicatio­n claire à ce stade, interpelle­nt sur la lutte antidopage dans cette discipline, qui manque probableme­nt d’ambitions, continue le chercheur. Il est vrai que les sports d’hiver n’y consacrent pas des moyens comparable­s à ceux engagés récemment par l’athlétisme ou depuis plus longtemps par le cyclisme.»

Problème: même si la Fédération internatio­nale de ski ne se dit pas inquiète, et assure que l’Agence mondiale antidopage est satisfaite de ses efforts, les épreuves de ski de fond prévues à Pyeongchan­g risquent de se dérouler dans une drôle d’ambiance. «Les Jeux olympiques vont être regardés d’un autre oeil, rebondit Fabien Ohl. Tout le monde risque de penser que les dix premiers sont dopés et, pour les sportifs qui savent pertinemme­nt qu’ils sont propres, c’est très difficile à vivre. Ils vont être amenés à se justifier, et c’est dur: au final, quoi qu’ils puissent dire, ils sont tributaire­s de la confiance qu’on voudra bien leur accorder, ou pas…»

Avec la succession des scandales, le public y rechigne de plus en plus. «En matière de dopage, nous sommes passés de la présomptio­n d’innocence à la présomptio­n de culpabilit­é. C’est regrettabl­e: la plupart des athlètes ne méritent pas cela», conclut le chercheur.

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(CHRISTINNE MUSCHI/REUTERS) Les exigences de preuves en matière de dopage sont très élevées. Or de nombreuses variables peuvent modifier un état physiologi­que et incriminer un athlète, relève Fabien Ohl, sociologue à l’Université de Lausanne.

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