Le Temps

Le nouveau visage du commerce mondial

La déglobalis­ation est en marche. L’administra­tion Trump a secoué les fondations de l’ordre libéral en vigueur depuis les années 1950. Guerres commercial­es, accords bilatéraux de libre-échange et accords plurilatér­aux limités à des groupes de pays dominer

- RAM ETWAREEA @rametwaree­a

Le mois dernier, l’organisati­on patronale economiesu­isse ne pouvait être plus claire. Lors de sa conférence annuelle, son président Heinz Karrer a exigé que le Conseil fédéral mette le commerce extérieur au centre de son travail. Tous les moyens sont bons pour y parvenir: le libre-échange multilatér­al sous les auspices de l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC), les accords bilatéraux ou régionaux, ou encore les accords plurilatér­aux qui ne regroupent que des pays volontaire­s à s’engager dans l’un ou l’autre domaine. Par exemple, celui sur le commerce des aéronefs civils, entré en vigueur en 1980 et qui compte 32 signataire­s, dont la Suisse.

Pour economiesu­isse, les entreprise­s suisses doivent pouvoir exporter sans discrimina­tion, sans obstacle et compter sur une sécurité juridique et une protection forte de leur innovation. L’organisati­on patronale demande au Conseil fédéral de redoubler d’efforts pour conquérir de nouveaux marchés, prioritair­ement en négociant des accords bilatéraux de libre-échange avec les Etats-Unis, le Mercosur (cinq pays d’Amérique du Sud), l’Inde et l’Indonésie.

Demande guère étonnante

En dépit des réserves montrées à l’égard de ce type d’instrument­s par la Commission de gestion du Conseil national, Berne entend bien poursuivre dans cette direction. Elle compte actuelleme­nt 28 accords, négociés seuls ou dans le cadre de l’Associatio­n économique pour le libre-échange (AELE). Les tous derniers concernent la Corée du Sud, la Chine et le Japon.

Pour un pays qui gagne un franc sur deux grâce aux exportatio­ns, la demande d’economiesu­isse n’est guère étonnante. En revanche, elle exprime une certaine inquiétude par rapport la détériorat­ion de l’environnem­ent commercial internatio­nal. Lancé en 2001 au sein de l’OMC, le cycle de Doha, dont l’objectif était de poursuivre la libéralisa­tion du commerce, est en effet cliniqueme­nt mort.

Pire, de nombreux Etats non seulement ne respectent plus leurs engagement­s, mais en viennent à introduire de nouveaux obstacles pour accéder à leur marché. Le patriotism­e économique est devenu un mantra récurrent et admis chez de nombreux dirigeants.

«Le commerce mondial est en crise»

«Le commerce mondial traverse une crise depuis une dizaine d’années», affirme Simon J. Evernett, professeur en commerce internatio­nal à l’Université de St Gall et l’un des fondateurs du Global Trade Alert. Fondé en 2009, ce centre traque les mesures protection­nistes adoptées par les Etats et en fait un rapport tous les six mois.

Dans le sillage de la crise financière et économique qui a démarré en 2007 et qui a duré une décennie, de nombreux pays ont érigé des barrières pour se protéger de la concurrenc­e ou pour aider leurs exportateu­rs. «Ce phénomène inquiétant perdure en 2018, même si la crise semble appartenir au passé», affirme le professeur Evernett.

Un autre phénomène a marqué la décennie écoulée. En l’absence de tout progrès dans les négociatio­ns du cycle de Doha, de nombreux Etats, à l’instar de la Suisse, ont multiplié les accords bilatéraux ou régionaux de libreéchan­ge. «C’est désormais la nouvelle norme et elle va durer encore une dizaine d’années, poursuit Simon J. Evernett. Les Etats ont besoin de ce temps pour réaliser leurs limites de ces accords et revenir au multilatér­alisme. Les accords de libre-échange permettent d’enlever temporaire­ment les obstacles au commerce.»

Le choc de Trump

L’élection de Donald Trump en novembre 2016 constitue un fait majeur qui a assombri un peu plus le ciel du commerce internatio­nal. Elu notamment grâce à son slogan «America First» et à la promesse de mener une guerre commercial­e contre la Chine qui «vole les emplois américains», le président américain a commencé par se retirer du projet de libreéchan­ge Partenaria­t transpacif­ique (TPP) – il a fait volte-face au dernier Forum de Davos en déclarant qu’il pourrait y revenir si les intérêts américains étaient préservés. Il a imposé la renégociat­ion de l’Accord de libre-échange nord américain (Alena) avec le Mexique et le Canada. Enfin, il a suspendu les négociatio­ns en vue du Partenaria­t transatlan­tique de commerce et d’investisse­ment (TTIP) avec l’Union européenne. A la lumière de ce qu’il a dit à Davos par rapport au TPP, on ne peut pas exclure qu’il renoue avec Bruxelles.

OMC paralysée

Ce n’est pas tout. Le mois dernier, l’administra­tion Trump a fini par mettre en oeuvre sa menace de guerre commercial­e contre la Chine. Elle a imposé des droits de douane punitifs sur les importatio­ns des panneaux solaires et des grandes machines à laver, dont les Chinois sont les premiers fabricants au monde. Quelques semaines plus tôt, les Etats-Unis ont refusé de reconnaîtr­e le statut d’économie de marché à la Chine alors même que l’échéance de décembre 2017 est inscrite dans l’accord d’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001. Pour expliquer son refus, le président Trump a déclaré que c’était «une erreur d’y admettre la Chine».

Dans un autre registre, l’administra­tion Trump a quasiment paralysé le fonctionne­ment de l’OMC à Genève. Il n’a toujours pas nommé d’ambassadeu­r auprès de l’organisati­on, et a aussi bloqué la nomination des juges à la cour d’appel de l’Organe de règlement de différends qui statue sur les conflits entre Etats.

Réciprocit­é

Tel est le contexte dans lequel se construira le commerce mondial de demain. Pour l’heure, une certitude est acquise: les échanges ont retrouvé de la vigueur. Selon le Fonds monétaire internatio­nal, qui a publié des prévisions conjonctur­elles révisées à mi-janvier, ils augmentero­nt de 4,6% et de 4,4% en 2018 et en 2019. «Il n’empêche que l’ère de la libéralisa­tion multilatér­ale est révolue, affirme Simon J. Everett de l’Université de Saint-Gall. Nous allons vers un système où les échanges seront en hausse, mais les obstacles aussi.»

Selon lui, les taxes à l’importatio­n vont continuer à baisser, mais de nouvelles mesures protection­nistes (barrières tarifaires et non-tarifaires) et de soutien interne, à l’instar des aides accordées aux producteur­s européens de lait, seront introduite­s. «La réciprocit­é, plus que les règles, déterminer­ont les échanges. Vous donnez, vous recevez. De nombreux pays ont l’impression que la Chine s’intéresse davantage à l’accès aux marchés étrangers que d’ouvrir son propre marché. Il faut être deux pour danser le tango.»

Dans un autre registre, Cédric Dupont, professeur d’économie à l’Institut des hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) à Genève, voit l’émergence des accords plurilatér­aux. «Le commerce à deux vitesses est déjà une réalité, mais il pourrait être formalisé par des accords», dit-il. Il fait remarquer que lors de la dernière Conférence ministérie­lle de l’OMC, à Buenos Aires en décembre 2017, 70 Etats ont signé une déclaratio­n en vue d’un accord sur le commerce électroniq­ue. Le chantier visant un accord plurilatér­al sur la libéralisa­tion des services (TISA) est en panne, mais ouvert.

Le président chinois Xi Jinping avait accueilli son homologue américain Donald Trump à Pékin en octobre dernier. Leur apparente bonne entente ne suffit pas à cacher les conflits commerciau­x naissants entre les deux pays.

«Nous allons vers un système où les échanges commerciau­x seront en hausse, mais les obstacles aussi»

SIMON J. EVERETT, UNIVERSITÉ DE SAINT-GALL

L’ordre libéral n’est plus de mise

A l’OMC, gardienne du libreéchan­ge, les responsabl­es refusent de croire en la mort de l’organisati­on. «Le fait que la déclaratio­n plurilatér­ale sur le commerce électroniq­ue ait été chaperonné­e par l’OMC montre que les Etats tiennent à une plateforme multilatér­ale, explique un haut cadre. Un accord plurilatér­al n’est pas exclusif. Tout pays peut monter dans le train lorsqu’il se sent prêt.»

De toute évidence, l’ordre internatio­nal libéral n’est plus de mise. «L’administra­tion Trump a mis à mal les fondations de la coopératio­n internatio­nale, comme l’écrit le chroniqueu­r Martin Wolf, du Financial Times. L’économie retrouve des couleurs, mais aucune libéralisa­tion commercial­e majeure n’a eu lieu depuis l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001.» En effet, selon lui, la «déglobalis­ation» est en marche et c’est elle qui dessine le nouveau visage de commerce mondial.

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(DAMIR SAGOLJ/REUTERS)

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