Le Temps

Delphine Ernotte, en résistance cathodique

La présidente de France Télévision­s est aux premières loges face à la volonté d’Emmanuel Macron de réformer en profondeur l’audiovisue­l public français. Avec, en arrière-plan, une question: pourra-t-elle résister au rouleau compresseu­r de l’Elysée?

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

«Les personnes comptent moins que l’enjeu: produire une informatio­n de qualité face aux ravages des réseaux sociaux»

Disons-le d’emblée: nous aurions préféré, et de loin, interroger Delphine Ernotte. Nos courriels et nos appels répétés, motivés par cette tempête sur le service public européen de l’audiovisue­l que pourrait bien préfigurer le vote du 4 mars sur l’initiative «No Billag», n’ont malheureus­ement pas percé le mur d’indifféren­ce aux médias étrangers derrière lequel elle se retranche. Comment, dès lors, tenter de cerner la personnali­té de cette première femme propulsée, à la surprise générale, à la présidence de France Télévision­s en deux tours de scrutin, le 23 avril 2015?

D’abord en assistant à ses (rares) apparition­s publiques. Puis en interrogea­nt ceux qui la pratiquent presque au jour le jour: délégués syndicaux, conseiller­s ministérie­ls, journalist­es parisiens spécialisé­s dans les médias. Et c’est là que les choses se corsent: patronne de près de 10000 salariés, forte d’un budget de 2,5 milliards d’euros réparti entre cinq chaînes (France 2, France 3, France 4, France 5 et France O pour l’outremer), Delphine Ernotte est une femme de télévision qui refuse d’incarner le service public à l’ancienne, sans savoir définir celui de demain.

Pur produit des télécoms

Rémy Pflimlin, son prédécesse­ur décédé en décembre 2016, semblait tout droit sorti d’un placard de l’ORTF, multiplian­t les références à tel animateur ou à telle émission, et distillant les anecdotes récoltées sur les routes télévisuel­les de France. Patrick de Carolis, qui occupa le siège sous les mandats de Jacques Chirac, contait les secrets de l’Elysée rapportés par Bernadette, l’épouse du président dont il était le confident journalist­ique. Bref, un certain parfum d’ORTF flottait toujours, avec ces dirigeants biberonnés au petit écran, sur le vaisseau France TV de l’esplanade Henri-de-France, face à la Seine.

Rien de tel avec l’ingénieure Delphine Ernotte, pur produit des télécoms, et notamment d’Orange, où elle fit l’essentiel de sa carrière. Lors d’un dîner au Sénat, au printemps 2017, un producteur l’interroge sur le malaise autour de Michel Field, auquel elle confia d’abord les rênes de l’informatio­n avant de le laisser s’enliser, puis démissionn­er face à l’hostilité des journalist­es. Réponse? «Les personnes comptent moins que l’enjeu: produire une informatio­n de qualité face aux ravages des réseaux sociaux.» Idem en fin d’année, lorsque 84% des membres des rédactions nationales votent la défiance contre sa présidence, ne l’estimant pas capable «de préserver la qualité et les moyens de l’informatio­n». «Avec un projet ambitieux, innovant et porteur d’avenir, nous pouvons aller vite, répondelle imperturba­ble quelques semaines plus tard au Journal du Dimanche. Les défis de la transforma­tion, c’est tous les jours.» Jamais une histoire. Jamais un morceau de récit télévisuel. Aucune connivence avec les téléspecta­teurs. Elue seule contre tous, Delphine Ernotte reste isolée. Mal cadrée. La greffe cathodique n’a jamais vraiment pris.

L’heure est pourtant cruciale. En guise d’avertissem­ent, Emmanuel Macron a lancé une bombe. Le très numérique chef de l’Etat quadragéna­ire, pour qui le service public de l’audiovisue­l appartient au «monde ancien», aurait même qualifié France TV de «honte en termes de gouvernanc­e» (propos démentis ensuite). Plus précis encore: la ministre de la Culture, l’éditrice Françoise Nyssen, peu férue d’écrans, a rajouté «qu’aucune piste ne doit être écartée» en vue d’une future réforme, destinée à la fois à dégraisser ce mammouth hexagonal pour le rendre plus économe et à placer télés et radios sous l’autorité d’une présidence unique, style BBC. Ne faut-il pas, dès lors, monter au créneau pour justifier les 138 euros par an de redevance payés par les contribuab­les français? «Le problème de Delphine Ernotte est qu’elle n’a pas du tout saisi l’enjeu identitair­e, estime un administra­teur de France TV. Quand on la côtoie, on se demande toujours si elle aime la télévision publique.»

«Ténacité remarquabl­e»

L’intéressée ne cherche d’ailleurs pas à démentir cette impression. Comme si la distance était pour elle une arme, au moment où la foudre budgétaire élyséenne s’apprête à tomber sur le service public. Bruno Studer est député La République en marche, le mouvement macroniste. Il préside à l’Assemblée la commission des affaires culturelle­s: «Attend-on du service public des jeux infantiles, comme ceux proposés par les chaînes privées? interrogea­it-il récemment sur France Info. Peut-on accepter que les droits d’auteur des production­s financées par France Télévision­s ne soient pas réinvestis dans les chaînes publiques?»

La litanie de reproches fait mal. Delphine Ernotte, nommée par le CSA pour ses compétence­s managérial­es et sa connaissan­ce des tuyaux télécoms, n’a de toute évidence pas gagné la confiance de sa tutelle. Plus grave dans ce puits de rumeurs et de règlements de compte qu’est le Tout-Paris médiatique: elle a perdu à chaque fois la bataille face aux femmes-ministres de la Culture qui se sont succédé, d’un quinquenna­t à l’autre. Fleur Pellerin, peu prisée des milieux culturels, flirtait avec le secteur numérique qu’elle a fini par intégrer, à la tête d’un fonds d’investisse­ment. Audrey Azoulay, aujourd’hui patronne de l’Unesco, avait le Tout-Paris du cinéma à ses pieds. Françoise Nyssen, grande dame d’Actes Sud, est l’incarnatio­n d’une sorte de service public des lettres: «L’équation est simple: un service public fort de l’audiovisue­l a besoin d’un président fort qui sache le défendre», nous expliquait, avant son décès, Rémy Pflimlin, dépité d’avoir été recalé pour un second mandat.

Reste un atout paradoxal à l’intéressée: sa discrétion. Et l’existence d’un adversaire hors cadre, l’alliance des géants numériques Google et Netflix, susceptibl­e de faire vaciller tout l’écosystème de la production télévisuel­le française. Après la révocation du PDG de Radio France Mathieu Gallet pour «favoritism­e», Delphine Ernotte est en plus seule à incarner la continuité. Elle ou le chaos? «Sa ténacité a été jusque-là remarquabl­e, juge le député européen Jean-Marie Cavada, ex-PDG de Radio France. Or le service public, face aux ouragans populistes et numériques, a besoin de dirigeants capables de résister.» ▅

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