Le Temps

«Ni juge, ni soumise», l’humanité mise à nu dans le bureau d’une magistrate belge

Les anciens de «Strip-Tease» s’installent dans le bureau bruxellois d’Anne Gruwez, juge d’instructio­n. Entre le rire et les larmes, ils donnent à voir des justiciabl­es rivalisant de candeur et de fourberie

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Elle fait penser à Seccotine, l’exaspérant­e copine de Fantasio créée par Franquin. Elle est effrontée, rentre-dedans. Plutôt menue, dotée d’une vive intelligen­ce, péremptoir­e et ironique, elle a de la repartie et ne manque pas d’entrain. Elle conduit une 2CV, comme les Dupondt. Elle dialogue avec son rat apprivoisé. Lorsqu’elle roule dans la voiture d’un collègue policier, elle lui demande de mettre le gyrophare et de brûler les feux rouges. Anne Gruwez, juge d’instructio­n à Bruxelles, est l’héroïne de Ni juge, ni soumise.

Plongeant dans les tréfonds de l’âme humaine et de la belgitude extrême, ce documentai­re est un spin-off cinématogr­aphique de Strip-Tease, le fameux magazine de la télévision belge qui, de 1985 à 2012, a déshabillé jusqu’à l’âme les citoyens du Plat Pays. Lancée par Jean Libon et Marco Lamensch, l’émission est allée à la rencontre de constructe­urs ruraux de soucoupes volantes, d’une délégation parlementa­ire en voyage officiel en Corée du Nord, d’amateurs de cryogénisa­tion domestique ou d’agriculteu­rs croupissan­t dans la misère sexuelle...

Défilés de branques

Flanqué d’Yves Hinant, Jean Libon a installé sa caméra dans le bureau de la juge pour filmer un hallucinan­t défilé de branques, de matamores, de lavedus, de baltringue­s, de snuls, de smeerlaps et autres damnés de la terre. Ils sont prodigieux de rouerie maladroite et d’imbécillit­é incurable. Tel minus a été surpris par une caméra de surveillan­ce en train de bousculer un octogénair­e au bancomat et de lui voler son argent. «Ce n’est pas moi», s’insurge-t-il. Ou alors il a oublié parce qu’il fume du shit. Plus il l’ouvre, plus il s’enfonce. «Taisez-vous!» crie son avocate. Lorsque la menace de la prison se précise, abdiquant toute superbe, il pleure: «S’il vous plaît, ne foutez pas tout en l’air.»

Face à quelque galapiat, Anne Gruwez tonne: «Je peux vous dire que la colère d’Allah ce n’est rien à côté de moi.» Mais elle a de la compassion pour les losers, pour «ces filles qui sucent des trucs qui sentent pas toujours très bon». L’humanité, dont elle fréquente quotidienn­ement la lie, n’a plus de secrets pour elle. Elle sait tout de son anatomie, de sa psyché, de ses pulsions. Le Mal est un vieux compagnon de route.

Effroyable infanticid­e

La réalité dépasse la fiction, et de loin. Entre les auditions d’une famille consanguin­e qui récite toutes les maladies qui l’accablent, d’une caillera qui pleurniche («Vous êtes en train de mettre un innocent en prison») avant de menacer («Je jure devant Dieu que je partirai en Syrie et ça va péter») et autres frères humains si dérisoires, si pathétique­s, Mme le juge dirige un épisode de Cold Case. Les progrès de la génétique justifient la réouvertur­e d’une affaire classée: deux prostituée­s assassinée­s dans les années 90, cinq suspects. On descend aux archives retrouver un préservati­f plein depuis un quart de siècle, on déterre le suspect récemment décédé – charmante scène dans un cimetière printanier, avec une ombrelle rose pour la magistrate et un cadavre exhumé dont on prélève une section du fémur. Il n’y a qu’en Belgique, nation au surmoi atrophié, qu’il est possible de montrer aussi frontaleme­nt la réalité. «Ce n’est pas du cinéma, c’est pire», affirment les auteurs, et ils tiennent leur promesse.

Est-ce une farce ou une tragédie? Un peu des deux. La rigolade l’emporte lorsqu’une plantureus­e domina SM explique gentiment les sévices qu’elle inflige à ses clients, soulignant le goût de certains pour la consommati­on de suppositoi­res à pleines boîtes. A l’obscène rigolade succède un infanticid­e effroyable. Devant la juge, la meurtrière raconte comment cet enfant est né d’un viol perpétré au cours d’un rituel satanique organisé par la belle-mère, comment elle l’a égorgé pour éviter qu’il ne répande le mal sur la terre, comment son sang noir a prouvé qu’il était le fils du diable… Elle dit avoir rêvé de la lune qui se fendait en deux et tombait, de Jésus aussi, et deux fois du Prophète… «J’ai l’impression que mon cerveau va…» – «Exploser?» suggère judicieuse­ment Anne Gruwez.

L’oeil de Tintin

Et Cold Case? Les tests ADN ont innocenté trois suspects. Un quatrième est aux Etats-Unis. La police belge attend une réponse des autorités américaine­s. «On ne peut pas faire de miracle», relève avec un bon sourire un criminolog­ue flamand qui ressemble à Lambique, le voisin de Bob et Bobette, en plus rondouilla­rd. L’image s’arrête sur sa radieuse gentilless­e.

Le générique de fin se déroule sur un détail du bureau de la juge: une statuette de Tintin, caché dans le vase du Lotus bleu. Le petit reporter a la bouche arrondie et les yeux écarquillé­s, comme sidéré par tout ce qu’il a vu et entendu. C’est la touche de belgitude ultime. ■

Il n’y a qu’en Belgique, nation au surmoi atrophié, qu’il est possible de montrer aussi frontaleme­nt la réalité. «Ce n’est pas du cinéma, c’est pire», affirment les auteurs, et ils tiennent leur promesse

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(PRAESENS FILM)
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