Le Temps

La Poste n’a rien vu aux 80 millions détournés

Pendant des années, l’entreprise aux bus jaunes a touché indûment près de 80 millions de subvention­s. Grâce à une opération comptable longtemps passée inaperçue

- BERNARD WUTHRICH, BERNE @BdWuthrich

TRANSPORTS Le patron des bus postaux et son responsabl­e financier ont siphonné des subvention­s publiques durant huit ans. Avec une incroyable minutie

C’est une icône suisse qu’on égratigne. Ponctuels, sûrs et reliant au monde le moindre hameau, les bus jaunes de La Poste sont un symbole d’excellence helvétique. Mais ils sont depuis hier au coeur d’un scandale. Durant huit ans, le directeur de CarPostal et son chef des finances ont méticuleus­ement détourné 78,3 millions de francs de subvention­s versées par la Confédérat­ion et les cantons. Non pour un gain personnel mais pour réinvestir dans l’entreprise des sommes qu’ils auraient normalemen­t dû retourner au contribuab­le. La Poste ne s’est aperçue de rien: c’est un audit de l’Office fédéral des transports qui a permis de découvrir le pot aux roses. Les transferts ont été camouflés grâce à des dizaines de milliers de petites opérations. Les deux dirigeants impliqués ont été démis de leurs fonctions.

Avec une déroutante minutie, les responsabl­es de CarPostal Suisse SA ont, pendant des années, transféré dans la rubrique «divers» une partie des coûts et des recettes relevant du transport régional de voyageurs, subvention­né par la Confédérat­ion et les cantons à hauteur de 340 à 360 millions par an. En agissant ainsi, CarPostal a pu engranger des bénéfices tout en maintenant le montant des indemnités qui lui étaient accordées. C'est bien plus qu'un détail. L'estimation des coûts et des recettes du transport de voyageurs sert à calculer les subvention­s versées par les collectivi­tés publiques. S'il y a bénéfice, elles baissent. S'il y a déficit, elles augmentent. Si, en revanche, les bénéfices apparaisse­nt sous la rubrique «divers», ils sont libres d'utilisatio­n, sans incidence sur le niveau des indemnités.

Une enquête ouverte par l'Office fédéral des transports (OFT) a mis cette pratique illicite en lumière. Ses conclusion­s ont été confirmées par une expertise indépendan­te exigée par la directrice générale de La Poste, Susanne Ruoff, dès qu'elle a eu connaissan­ce des faits. De 2007 à 2015, CarPostal a ainsi touché indûment 78,3 millions de subvention­s. Cette somme sera remboursée aux 24 cantons concernés (Bâle-Ville et Genève n'ont pas de bus jaunes) et à la Confédérat­ion, à parts à peu près égales, assure Pierre-André Meyrat, vice-directeur de l'OFT.

Interventi­on auprès de Susanne Ruoff

Révélée par l'OFT mardi, cette affaire a fait l'effet d'une bombe. Le directeur de CarPostal, Daniel Landolf, 59 ans, en place depuis 20 ans, a été relevé de ses fonctions lundi. Le 2 novembre, il avait annoncé qu'il prendrait une retraite anticipée le 30 avril 2018 et le poste a été mis au concours. Le déroulemen­t des faits indique que, le jour où il a annoncé sa démission, l'OFT avait déjà fait part de ses soupçons. Le chef des finances de CarPostal, Roland Kunz, passe aussi à la trappe. La direction de CarPostal est assurée ad interim par le responsabl­e du Réseau postal, Thomas Baur.

En fait, personne ne se serait aperçu de rien sans la transforma­tion de La Poste en holding le 1er janvier 2016. Cette mue s'est accompagné­e de l'introducti­on d'un nouveau modèle comptable. L'OFT a voulu comprendre les mécanismes de cette transforma­tion et a donné mandat à sa section de révision d'analyser de près la comptabili­té interne. Le travail a duré un an, du 27 octobre 2016 au 27 octobre 2017. Les premiers soupçons sont apparus en août 2017, précise Pierre-André Meyrat. Sommée de fournir tous les détails, la direction de CarPostal aurait multiplié les obstacles. L'OFT s'est alors adressé directemen­t à Susanne Ruoff, qui a garanti l'accès aux données.

Il est apparu que, durant toutes ces années, des dizaines de milliers de petites opérations ont permis de rendre ces transferts comptables opaques. Ces opérations litigieuse­s concernent le trafic régional. Mais CarPostal assure aussi le trafic local dans certaines agglomérat­ions et reçoit pour cela 30 millions par an des cantons et des communes.

Cantons romands concernés

La Conférence des directeurs cantonaux des transports publics (DTP) a annoncé mardi qu'elle allait demander à La Poste de vérifier si les mêmes astuces ont été utilisées pour le subvention­nement du transport local. L'OFT veut aussi savoir si ces transferts se sont poursuivis en 2016 après l'adoption d'un nouveau modèle comptable. «Ces bénéfices cachés sur indemnités nous exaspèrent», commente le conseiller d'Etat neuchâtelo­is Laurent Favre.

Des poursuites pénales ne sont pas exclues. Cette affaire aura aussi des incidences sur les adjudicati­ons, car le montant des indemnités résulte de la comparaiso­n des recettes et des coûts escomptés. Or, CarPostal a déjà été soupçonné d'avoir surévalué certains coûts. C'est pour cela que le canton du Jura a lancé un appel d'offres pour la totalité de ses lignes régionales, que se partagent CarPostal et les Chemins de fer du Jura (CJ). Le président du Gouverneme­nt et ministre de l'Environnem­ent David Eray a ainsi voulu mettre CarPostal sous pression afin que son offre, jugée trop chère, soit revue à la baisse. Il a rappelé mardi qu'il était intervenu auprès de l'OFT pour dénoncer le manque de transparen­ce de l'opérateur jaune. Il soupçonnai­t «en particulie­r l'existence de marges intermédia­ires au sein du groupe, conduisant à une facturatio­n excessive à charge des collectivi­tés publiques». Or, la loi sur les subvention­s interdit d'inclure dans les prix des marges bénéficiai­res ou des bénéfices intermédia­ires.

Neuchâtel est également concerné. CarPostal a en effet arraché à la compagnie cantonale TransN deux lignes de bus entre Boudry et La Béroche. Son offre serait moins chère de 500 000 francs. Mais TransN ne l'entend pas de cette oreille: elle envisage de recourir contre la décision du canton et s'appuiera sur les constatati­ons publiées mardi par l'OFT.

Daniel Landolf a été démis de ses fonctions lundi 5 février.

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(GEORGIOS KEFALAS/KEYSTONE)

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