La Poste n’a rien vu aux 80 millions détournés
Pendant des années, l’entreprise aux bus jaunes a touché indûment près de 80 millions de subventions. Grâce à une opération comptable longtemps passée inaperçue
TRANSPORTS Le patron des bus postaux et son responsable financier ont siphonné des subventions publiques durant huit ans. Avec une incroyable minutie
C’est une icône suisse qu’on égratigne. Ponctuels, sûrs et reliant au monde le moindre hameau, les bus jaunes de La Poste sont un symbole d’excellence helvétique. Mais ils sont depuis hier au coeur d’un scandale. Durant huit ans, le directeur de CarPostal et son chef des finances ont méticuleusement détourné 78,3 millions de francs de subventions versées par la Confédération et les cantons. Non pour un gain personnel mais pour réinvestir dans l’entreprise des sommes qu’ils auraient normalement dû retourner au contribuable. La Poste ne s’est aperçue de rien: c’est un audit de l’Office fédéral des transports qui a permis de découvrir le pot aux roses. Les transferts ont été camouflés grâce à des dizaines de milliers de petites opérations. Les deux dirigeants impliqués ont été démis de leurs fonctions.
Avec une déroutante minutie, les responsables de CarPostal Suisse SA ont, pendant des années, transféré dans la rubrique «divers» une partie des coûts et des recettes relevant du transport régional de voyageurs, subventionné par la Confédération et les cantons à hauteur de 340 à 360 millions par an. En agissant ainsi, CarPostal a pu engranger des bénéfices tout en maintenant le montant des indemnités qui lui étaient accordées. C'est bien plus qu'un détail. L'estimation des coûts et des recettes du transport de voyageurs sert à calculer les subventions versées par les collectivités publiques. S'il y a bénéfice, elles baissent. S'il y a déficit, elles augmentent. Si, en revanche, les bénéfices apparaissent sous la rubrique «divers», ils sont libres d'utilisation, sans incidence sur le niveau des indemnités.
Une enquête ouverte par l'Office fédéral des transports (OFT) a mis cette pratique illicite en lumière. Ses conclusions ont été confirmées par une expertise indépendante exigée par la directrice générale de La Poste, Susanne Ruoff, dès qu'elle a eu connaissance des faits. De 2007 à 2015, CarPostal a ainsi touché indûment 78,3 millions de subventions. Cette somme sera remboursée aux 24 cantons concernés (Bâle-Ville et Genève n'ont pas de bus jaunes) et à la Confédération, à parts à peu près égales, assure Pierre-André Meyrat, vice-directeur de l'OFT.
Intervention auprès de Susanne Ruoff
Révélée par l'OFT mardi, cette affaire a fait l'effet d'une bombe. Le directeur de CarPostal, Daniel Landolf, 59 ans, en place depuis 20 ans, a été relevé de ses fonctions lundi. Le 2 novembre, il avait annoncé qu'il prendrait une retraite anticipée le 30 avril 2018 et le poste a été mis au concours. Le déroulement des faits indique que, le jour où il a annoncé sa démission, l'OFT avait déjà fait part de ses soupçons. Le chef des finances de CarPostal, Roland Kunz, passe aussi à la trappe. La direction de CarPostal est assurée ad interim par le responsable du Réseau postal, Thomas Baur.
En fait, personne ne se serait aperçu de rien sans la transformation de La Poste en holding le 1er janvier 2016. Cette mue s'est accompagnée de l'introduction d'un nouveau modèle comptable. L'OFT a voulu comprendre les mécanismes de cette transformation et a donné mandat à sa section de révision d'analyser de près la comptabilité interne. Le travail a duré un an, du 27 octobre 2016 au 27 octobre 2017. Les premiers soupçons sont apparus en août 2017, précise Pierre-André Meyrat. Sommée de fournir tous les détails, la direction de CarPostal aurait multiplié les obstacles. L'OFT s'est alors adressé directement à Susanne Ruoff, qui a garanti l'accès aux données.
Il est apparu que, durant toutes ces années, des dizaines de milliers de petites opérations ont permis de rendre ces transferts comptables opaques. Ces opérations litigieuses concernent le trafic régional. Mais CarPostal assure aussi le trafic local dans certaines agglomérations et reçoit pour cela 30 millions par an des cantons et des communes.
Cantons romands concernés
La Conférence des directeurs cantonaux des transports publics (DTP) a annoncé mardi qu'elle allait demander à La Poste de vérifier si les mêmes astuces ont été utilisées pour le subventionnement du transport local. L'OFT veut aussi savoir si ces transferts se sont poursuivis en 2016 après l'adoption d'un nouveau modèle comptable. «Ces bénéfices cachés sur indemnités nous exaspèrent», commente le conseiller d'Etat neuchâtelois Laurent Favre.
Des poursuites pénales ne sont pas exclues. Cette affaire aura aussi des incidences sur les adjudications, car le montant des indemnités résulte de la comparaison des recettes et des coûts escomptés. Or, CarPostal a déjà été soupçonné d'avoir surévalué certains coûts. C'est pour cela que le canton du Jura a lancé un appel d'offres pour la totalité de ses lignes régionales, que se partagent CarPostal et les Chemins de fer du Jura (CJ). Le président du Gouvernement et ministre de l'Environnement David Eray a ainsi voulu mettre CarPostal sous pression afin que son offre, jugée trop chère, soit revue à la baisse. Il a rappelé mardi qu'il était intervenu auprès de l'OFT pour dénoncer le manque de transparence de l'opérateur jaune. Il soupçonnait «en particulier l'existence de marges intermédiaires au sein du groupe, conduisant à une facturation excessive à charge des collectivités publiques». Or, la loi sur les subventions interdit d'inclure dans les prix des marges bénéficiaires ou des bénéfices intermédiaires.
Neuchâtel est également concerné. CarPostal a en effet arraché à la compagnie cantonale TransN deux lignes de bus entre Boudry et La Béroche. Son offre serait moins chère de 500 000 francs. Mais TransN ne l'entend pas de cette oreille: elle envisage de recourir contre la décision du canton et s'appuiera sur les constatations publiées mardi par l'OFT.
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Daniel Landolf a été démis de ses fonctions lundi 5 février.